georgequivole Georges qui vole Georges qui peint Georges qui bouge Georges qui ecrit accueil
sniff

 

Justice pour toutes

écrit par Georges Quivole

Justice pour toutes

Début Juin,
Histoire d’Angelina.

Angelina Lezouti rêvasse en tapant sans conviction un rapport sur son ordinateur. C’est le genre de tâche qu’elle exécute machinalement, qui ne mobilise qu’une infime fraction de son cerveau, ainsi elle peut consacrer presque toute son attention à observer et écouter ses collègues de la Crim’ de Marseille qui glandent sans remord pendant qu’elle est astreinte comme d’habitude aux corvées administratives. Il fait chaud en ce début juin, les fenêtres de l’‘’Evêché’’, le siège de la police marseillaise, sont grandes ouvertes bien que la climatisation fonctionne, poussée au maximum, la surconsommation d’électricité laissée sans remord à la charge des contribuables. Le bruit d’un trafic modéré monte des rues assoupies en cette fin de printemps à l’atmosphère précocement estivale, tous les habitants, truands compris, semblant déjà un peu en vacances.

‘’La Fine’’, l’inspecteur le plus vieux de la brigade, somnole sur une chaise penchée en arrière dont le dossier est prudemment appuyé contre un mur pour parer aux sales blagues fréquentes de ses collègues plus jeunes, ses pieds chaussés de tatanes usées ultra confortables, idéales en cas de longues filatures, posés sur une autre chaise devant lui. Il a la capacité étonnante de pouvoir piquer des roupillons en toutes circonstances et dans les lieux les plus incongrus qui force l’admiration, alors par une si belle journée tant propice au farniente il va pas se priver. Son surnom viendrait soit de sa capacité à faire parler les suspects en les mettant en confiance, leur donnant l’impression qu’il est plus un confident qu’un flic, en la ‘’jouant fine’’ comme il dit, terme emprunté au sport national marseillais la pétanque, soit au fait qu’il s’enfile un nombre conséquents de cafés arrosés au cognac, son péché mignon, pour commencer ses journées et terminer ses repas, histoire d’entretenir un alcoolisme chronique avancé révélé par une trogne illuminée d’une couperose éclatante sous le soleil méditerranéen. Il est à peu près le seul qui a Angelina ‘’à la bonne’’, peut être car les manifestations de sa libido ne doivent plus être qu’un lointain souvenir et que la beauté éclatante de la fille ne lui procure plus qu’une admiration désintéressée ou bien le vieux roublard a décelé dans la débutante un potentiel certain, masqué par une timidité moins naturelle que culturelle, due probablement à ses origines modestes. Elle a vite décelé cette bienveillance ce qui permet à La Fine d’être exclu du cocktail de sentiments négatifs qu’elle éprouve envers tous les autres flics de son équipe. Cela va au mieux de l’indifférence envers quelques-uns au mépris, voire à la haine cordiale pour le reste de la troupe. La répulsion totale, viscérale, est réservée, elle, au chef de la horde, Maxime Pons dit ‘’Max la Besace’’ en raison de son niveau de vie ostentatoire financé par une fortune personnelle d’origine mystérieuse. La version officielle l’attribue à son mariage avec une bourgeoise blindée, seule héritière d’un domaine viticole à Puyloubier au pied de la montagne Sainte Victoire, qui lui a pondu une ribambelle de marmots mais des rumeurs parlent de complaisances fortement rémunérées envers des caïds parisiens et lyonnais quand il officiait dans ces services. Une enquête de l’IGN aurait été bloquée en haut lieu par crainte de l’ampleur du scandale et des complaisances des fonctionnaires et des conseillers politiques au plus haut niveau du ministère de l’intérieur qui louaient l’efficacité du super flic. Le gag c’est que suite à ces rumeurs il a été muté avec promotion à Marseille pour essayer de redresser un service en pleine déliquescence, désorganisé et sur lequel pesaient de forts soupçons de corruption et de connivence avec la pègre locale.

Mais ce n’est pas pour ces raisons qu’Angelina le hait tant, c’est pour sa propension à imposer un droit de cuissage systématique sur presque toutes ses subordonnées, en priorité évidemment les plus jolies, pour lui les ‘’plus baisables’’, secrétaires, fliquettes, elles doivent accepter ses avances avec déférence sous peine de harcèlement, de brimades constantes. Ce qu’elle trouve le plus révoltant c’est qu’avec sa relative belle gueule et son indubitable bagou considérés, à son grand écœurement, comme un véritable charisme par beaucoup de ces femelles, il n’a hélas en général pas besoin d’insister beaucoup pour arriver à ses fins. A chaque nouvelle recrue qui débarque dans le service il est d’usage d’organiser les paris sur sa période de résistance avant qu’elle ne doive ‘’y’’ passer, étant clairement établi que personne ne pourra ‘’y’’ toucher avant que le despote ne ‘’la’’ refile à ses subalternes. Evidemment, l’arrivée d’une beauté aussi spectaculaire qu’Angelina provoqua une frénésie de spéculations et d’attentes encore plus fébriles que d’habitude. Le seul obstacle qui semblait pouvoir constituer un frein et différer l’échéance présumée inéluctable par les aficionados du bellâtre étaient la peau ébène et les 178 centimètres de muscles qui auraient du repousser ce raciste et sexiste assumé pour qui les femmes idéales se doivent d’être blondes, menues, épilées et soumises. Manque de chance pour Angelina son charme était bien trop irrésistible pour ne pas conquérir même les plus bornés et Max lança son offensive à l’instant ou ses yeux se posèrent sur elle.

Angelina, les yeux mi-clos, l’observe par-dessus le clavier de son ordinateur. Quel connard ! Présentement il est en train de pérorer, entouré par la cour de ses plus fidèles lieutenants, adoubés pour leurs capacités à baver devant lui, à ‘’le bader’’ comme on dit encore chez les vrais marseillais, que pour de quelconques qualités flicardières. Évidemment elle n’a pas succombé, au contraire : son aversion pour son chef s’est révélée totale et immédiate. Elle est du genre romantique et il ne risque pas de correspondre au compagnon idéal qu’elle rêve de rencontrer, ni aucun des flics de la brigade d’ailleurs. En fait, à vingt-six ans passés elle n’a connu que très peu d’expériences dans ce domaine, le sexe ‘’pour rien’’, sans relation affective est pour elle tout simplement inenvisageable. Elle a réalisé récemment que c’est ce romantisme inné qui l’a toujours guidé, qui l’a poussé à vouloir entrer dans la police par exemple ce qui l’a entraîné à ne rencontrer toutes ces années que des mecs sans intérêt, la fac de droit ou l’école de police étant surtout fréquentées par des garçons aussi nuls les uns que les autres, du simple blaireau on y monte tous les échelons des réacs jusqu’au grandiose salaud comme ce Max qui lui pourrit la vie actuellement. En fait elle n’a vraiment eu qu’un copain attitré pendant ces années, Sylvain, plutôt de gauche, issu d’un milieu aisé qui se destinait à une carrière d’avocat d’affaires comme papa mais lui, malin, avait repéré une niche ultra lucrative, le droit maritime, belle occasion pour être payé royalement à sillonner le monde. Ils s’aimaient bien, baisaient bien, s’entendaient bien mais leurs futurs métiers si différents les ont irrémédiablement séparés.

Sa vocation de flic lui est venue quand elle avait une douzaine d’années.

Elle a grandi entourée de sa mère et de son grand frère, Djibril, à Vénissieux, un des quartiers dit sensibles de la banlieue de Lyon. En fait ils y survivaient plutôt. Sa mère, Fatou, s’en sortait seule en faisant des ménages, elle s’était taillé une solide réputation de méticulosité dans le métier et elle possédait un carnet d’adresses de clientes satisfaites et fidèles qui lui faisait une excellente publicité, qui se la ‘’repassait’’. Avec quelques allocs cela suffisait pour pourvoir aux besoins basiques de la famille qui s’en sortait pas trop mal dans cet environnement qui devenait difficile au début des années 2000, les gangs qui avaient déjà pris possessions de ces quartiers y dictaient dorénavant leurs lois. Heureusement, Slimane, le père, avait eu la bonne idée de disparaître vers 95. Un beau jour il n’était pas rentré, comme toujours bourré comme une outre, de sa tournée des bistrots locaux. Les beuveries et les quasis-comas éthyliques qui en découlaient généralement constituaient la partie reposante de la journée pour son entourage. Dès son réveil et une vague lucidité retrouvée il cognait sur tout ce qui passait à sa portée, avec un zèle particulier sur sa femme qui n’avait qu’un but, protéger ses enfants en s’interposant systématiquement entre eux et son mari ce qui décuplait sa rage envers elle. Tout le reste de ses efforts consistait à se protéger la tête pour ne pas avoir à subir la honte de se montrer à l’extérieur avec un visage tuméfié. Ils ne surent jamais ce qu’il avait bien pu lui arriver : jeté dans le Rhône à la suite d’une rixe ? Perte totale de mémoire après un coma éthylique ayant entraîné une clochardisation ou, sans-papiers pour prouver son identité, une arrestation et mise en charter par des flics zélés qui se rodaient aux lois Pasqua nouvellement votées ? Mystère. En tous cas ils en furent prématurément débarrassés et Fatou ne fit aucun effort pour essayer de le retrouver. Elle n’allât signaler sa disparition à la police que plusieurs jours après, elle ne fit aucune tentative pour rechercher sa trace dans ses lieux de fréquentation habituels ni dans les hôpitaux. Elle était tellement démolie, physiquement et moralement par les mauvais traitements que prendre l’initiative d’une quelconque action en dehors de la routine était de toutes façons au-dessus de ses forces. Elle continuait juste son traintrain quotidien, à part que tout devenait étrangement plus facile, plus léger, sans qu’elle ne réalise réellement pourquoi, mais elle en profitait comme des vacances forcées de convalescente après une longue maladie. Au début elle sursautait à chaque ouverture de la porte d’entrée, puis petit à petit elle se laissa imprégner par l’idée délicieuse qu’il ne reviendrait plus et que son calvaire était terminé. Elle put enfin souffler, travailler avec un entrain nouveau en consacrant la totalité du fruit de son labeur à élever ses enfants plus dignement. Sa situation matérielle s’améliorât substantiellement en n’ayant plus à financer la débauche du parasite. Pendant cette période la petite famille coulât des jours assez heureux, les années défilèrent sans heurts majeurs. Angelina était assez douée pour les études et surtout elle était studieuse, ne supportait pas de buter sur un sujet, elle adorait surmonter les difficultés, elle les prenait comme des défis qu’elle devait relever avec plaisir. Djibril, son aîné, n’était pas aussi motivé, il était d’une nature plus indolente, il ne s’intéressait pas à grand-chose à l’exception des jeux vidéo sans y exceller toutefois mais il était sportif, il aimait se dépenser physiquement et il adorait sa petite sœur qu’il protégeait efficacement contre tous types de risques d’agression. Il était très fier de sa réussite scolaire de sa petite sœur à laquelle il avait le sentiment de contribuer grâce à sa protection efficace.

Hélas les bandes devenaient chaque années plus puissantes dans les banlieues, mieux structurées, dirigées par de vrais caïds aux méthodes calquées sur les gangs d’outre-Atlantique. L’héroïne, la drogue star mais hors de prix des décennies précédentes, qui ne fabriquait à la longue que des zombies improductifs, fut progressivement remplacée, grâce à un marketing efficace digne des plus grandes enseignes multinationales, par la cocaïne et surtout par son dérivé surpuissant et bon marché, le crack. Les addicts étaient bien plus rentables, ils étaient speedés, prêts à tout, malléables et dénués de tout sens moral. Les dealers paradaient dans des 4x4 de luxe, ils arboraient les fringues des marques les plus tendance et des chaînes en or aussi grosses que des antivols de bécane. Ils devinrent rapidement des modèles de réussite sociale pour beaucoup de garçons des cités. Traîner dans les rues en séchant les cours devint ‘’cool’’ pour ces jeunes et être sélectionnés par un petit caïd pour dealer dans les rues leur rêve de carrière idéale. C’est la voie que le grand frère d’Angelina se mit à suivre vers ses treize ans, au grand désespoir de sa mère. Sa sœur elle, s’accommoda plutôt bien dans un premier temps de la situation, Djibril dépensait généreusement une partie de ses nouveaux revenus pour la couvrir de cadeaux, elle n’avait jamais porté d’aussi belles baskets ou des hoodies de marque, elle se retrouvait promue parmi les filles au look le plus cool du collège. Hélas, son frère changeait progressivement, il devenait grossier envers sa mère, il ne supportait pas que Fatou, au contraire de sa sœur, n’accepte pas les cadeaux qu’il voulait lui offrir. Au contraire, elle mettait tout en œuvre pour essayer de l’empêcher de succomber à l’influence délétère des voyous de la cité mais rien n’y faisait, elle perdait toute emprise sur lui, il l’insultait quand elle tentait de le raisonner et cela bouleversait Fatou qui en pleurait des heures par désespoir. Chaque jour cela empirait jusqu’au jour où Angelina surprit Djibril en train de commettre l’irréparable : après une dispute encore plus violente que les autres ou son frère se montra particulièrement odieux, comme sa mère insistait pour essayer de le raisonner, il leva la main sur elle, lui assenant une terrible gifle. A partir de ce jour il prit l’habitude de répliquer de cette manière aux remontrances de Fatou jusqu'à ce qu’elle se résigne à ne plus intervenir dans sa vie. Il rentrait et sortait à sa guise, fumait du crack devant elles sans plus se gêner. Fatou se doutait que la drogue devait être en grande partie responsable de ce changement radical de comportement mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que son fils en grandissant avait fini par ressembler tristement à son père.

Angelina avait une dizaine d’années. Elle était déjà plus grande que la moyenne des filles de son âge mais mal poussée, des jambes ridiculement trop longues et trop maigres, posées sur des pieds en proportion, deux pointures au-dessus des filles ‘’normales’’. Rien ne laissait pressentir son futur corps d’athlète. Pour son malheur elle n’était pas jolie non plus, son visage trop maigre était dévoré par des yeux noirs immenses qui lui procuraient un air effaré permanent mais le pire était la dentition dont l’unique qualité était la blancheur éclatante, qu’elle avait hérité d’une malencontreuse mauvaise combinaison de gènes ancestraux, ses ratiches étaient plantées véritablement au hasard dans ses mâchoires, une vraie catastrophe, certaines dents étaient trop en avant, d’autres trop en arrière et toutes de travers. Naturellement ce physique peu avantageux la complexait à juste titre et elle devait affronter quotidiennement le harcèlement des autres enfants de la cité qui étaient particulièrement doués en cruautologie, une des rares matières dans laquelle ils excellaient naturellement. Le grand frère qu’elle adorait et qui l’avait toujours soutenu, au mieux, se désintéressait dorénavant de son cas et, au pire, se joignait à la meute des tourmenteurs.

La situation empira encore le jour ou Djibril accepta, pour complaire à Hassan, le caïd de la barre d’immeubles, que leur appartement serve de boutique pour leur commerce de stupéfiants. La bande s’installa dans le salon et la chambre de Fatou, l’obligeant à se réfugier dans celle de sa fille. Elle n’était plus libre de circuler librement dans sa propre maison, seule la cuisine lui restait accessible, ces commerçants exigeant d’être nourris et abreuvés en permanence, leur voracité, provoquée par le dérèglement de leurs métabolismes complètement perturbés par la puissance des substances psychotropes qu’ils s’administraient, les rendant, pour certains, totalement boulimiques.

Fatou ne dormait plus que quelques heures par nuit, du rap joué à fond sur la sono et des ‘’conversations’’ systématiquement échangées sous forme d’invectives, hurlées pour tenter de couvrir le vacarme ambiant ne cessait que lorsque son fils et ses acolytes s’écroulaient pour sombrer dans un sommeil comateux, dont ils n’émergeaient en général qu’en début d’après-midi. Les matins étaient ainsi les seuls instants de répit pour Angeline et sa mère qui s’activaient à essayer de remettre un peu d’ordre dans la maison avant de partir à l’école et au travail. Cette vie infernale avait bien entendu un impact négatif sur la scolarité d’Angelina et sa dernière année de primaire fut la plus médiocre de toutes ses études. Après les cours elle n’osait plus rentrer à l’appartement, se retrouver seule au milieu des dealers la terrorisait. Elle traînait dans le centre commercial proche de la cité en attendant que sa mère descende de son bus.

A cette époque Fatou travaillait principalement à entretenir une ancienne maison de maître nichée au milieu d’un magnifique parc sur les hauteurs de la sortie ouest de la ville. Elle prit pour habitude d’emmener Angelina avec elle les jours ou elle n’avait pas école, elle avait trop peur de la laisser seule dans l’appartement qui n’était plus le leur. Cela emmena un premier changement radical et bénéfique dans la vie de sa fille.

Violaine Martel-Bessenoy était mince, de taille moyenne, blonde, soignée, divorcée et sans enfant, fin de lignée de grande bourgeoisie lyonnaise, ses ancêtres ayant fait comme il se doit fortune dans les filatures de soie, fortune dilapidée par ses parents et ses oncles dont il ne restait que l’imposante demeure dans laquelle elle demeurait, et qui procurait heureusement tant de travail d’entretien à Fatou. Violaine, qui n’était pas avare, la payait généreusement pour cela, trop heureuse d’avoir découvert une telle travailleuse, sincèrement reconnaissante envers cette femme si efficace avec toutes les taches manuelles qu’elle exécrait. Elle lui laissait une totale liberté, ne donnait jamais la moindre directive, elle laissait Fatou gérer un confortable budget d’entretien à sa guise, lui faisant totalement confiance. En fait elle s’était même prise d’une réelle et secrète affection pour Fatou. Elle aimait son pragmatisme, sa capacité à s’organiser, la vitesse à laquelle elle exécutait ses travaux sans jamais être pressée par le temps, elle qui était incapable de s’habiller sans être sous pression. L’immense baraque n’avait jamais été aussi bien traitée, tout resplendissait, Fatou avait réveillé en Violaine une affection qu’elle croyait perdue pour sa maison, elle lui avait rendu le plaisir d’y habiter. Violaine passait des heures à l’observer discrètement, admirative, enchantée par sa présence apaisante. C’est pourquoi elle ne fit aucune objection quand Fatou lui demanda la permission de se faire accompagner par sa fille les jours fériés, en promettant que cela ne perturberait en rien son travail. Ainsi, à partir de ce jour, Angelina pu profiter du parc quand il faisait beau mais surtout du dédale des pièces qu’elle explorait de la cave au grenier. Elle disparaissait pendant des heures, exhumait des trésors, rêvassait dans les combles, bien au chaud sous les ardoises tièdes, affalée sur des vieux draps de lin dont émanaient un fabuleux parfum, mélange subtil de savon de Marseille, de naphtaline et de vieille poussière. Elle y lisait des vieux bouquins puisés dans la bibliothèque, il y avait là des collections d’éditions originales probablement hors de prix qu’elle ouvrait avec précaution et une délectation délicieuse, les œuvres complètes de Jules Verne ou de Dumas qui la transportaient dans des mondes d’aventures fabuleuses, d’autres qui lui procuraient des insomnies entrecoupées de cauchemars terribles mais dans lesquels elle ne pouvait s’empêcher de replonger, Poe ou le terrible Lovecraft.

Avec Violaine qu’elle appela bien vite sa ‘’Marraine’’, ce fut un coup de foudre réciproque. Angelina, au début, intimidée par la distinction de Violaine mais surtout freinée par les consignes de sa mère de ne surtout pas déranger ‘’la patronne’’ réprimait les élans de sympathie qui la poussaient à rechercher son contact, par contre celle-ci tomba immédiatement sous le charme des yeux immenses, de la gentillesse et de la vivacité d’Angelina. Un autre trait de la jeune fille éveilla un intérêt beaucoup plus prosaïque pour elle. Violaine était une sommité dans son métier, l’orthodontie, elle facturait ses interventions à prix d’or pour corriger les défauts des bouches de toute la bourgeoisie Lyonnaise, il fallait patienter des semaines pour une consultation dans son cabinet qui occupait tout un étage d’un hôtel particulier du Boulevard des Belges, une des plus belles rues de Lyon ou elle dirigeait une équipe de spécialistes d’une main de fer.

Le potentiel de beauté du visage d’Angelina qu’elle décela immédiatement en posant les yeux sur la pré-ado éveillât en elle le désir pygmalionesque de la révéler.

Elle entreprit de persuader Fatou de la nécessité de réparer la dentition de sa fille mais celle-ci ne pouvant guère se permettre de payer ce type d’intervention refusait de se laisser convaincre. Du coup Violaine entreprit un terrible lobbying auprès d’Angelina, en la persuadant sans difficulté que sa vie ne pouvait s’envisager en restant laide quand la solution était si accessible, pour qu’elle persuade sa mère de céder. C’était sans compter sur la capacité d’entêtement de Fatou qui malgré le désespoir que lui procurait la peine d’Angelina, maintenant qu’elle avait entrevu la possibilité d’être enfin jolie un jour, restait ferme dans son refus, son pragmatisme et son bon sens lui dictant sa conduite. Violaine, irritée par le refus de Fatou qu’elle prenait pour de l’obstination bornée, s’irritait après elle, la réprimandait, trouvant maintenant à redire sur son travail, au grand désespoir de la pauvre Fatou qui réalisait qu’elle allait probablement perdre cet emploi qui lui convenait si parfaitement. Un jour, Violaine surprit Fatou en pleurs, en train de craquer dans les bras de sa fille, lui demandant pardon de n’avoir pas les moyens de lui payer ses soins, Angelina faisant ce qu’elle pouvait pour la consoler, lui demandant elle aussi pardon, en disant qu’elle était trop égoïste, qu’elle ne lui parlerai plus d’opérer ses dents, qu’elle pourrait toujours se payer ses soins quand elle travaillerait…Violaine fut envahie par un sentiment de honte intense quand elle réalisa le drame qu’elle avait provoqué par son manque de tact, en habituée de vie aisée elle n’avait pas mesuré les difficultés que son employée pouvait avoir pour simplement boucler ses fin de mois, à fortiori pour pouvoir offrir des soins esthétiques aussi coûteux à sa fille. Elle prit Fatou en aparté pour lui faire part d’une proposition, sans lui mentionner qu’elle les avait surprises en pleurs :

-Fatou, j’ai bien réfléchi et tout recalculé, en fait le montant des soins pour réparer la dentition de ta fille, vu l’ampleur du…désastre (la, mine courroucée de Fatou quand elle osa parler aussi crûment de fifille) je pense que le budget pour réaliser les…travaux (les yeux de Fatou commençaient à produire des étincelles) serait tellement astronomique que personne ne pourrait se le payer…

Fatou pensa : ‘’ben comme ça c’est réglé, bien la peine de venir foutre des idées dans la tête des pauvres gens…’’ la tristesse ressentie à cause du rêve irréalisable de sa fille compensée par sa colère montante envers sa patronne…

Violaine, comme si elle n’avait pas perçu les changements de mines de Fatou poursuivit :

-C’est pour ça que j’ai décidé de faire cela gratuitement…

-Quoi? Et pourquoi gratuitement ? La Fatou, vexée de ce qu’elle considérait comme de la charité se contredisant illico :

-Je peux payer, je ferai un crédit !

-Vous allez rien faire du tout, si je réussis à réparer sa dentition, et je vais réussir, je vais en faire un documentaire en filmant la progression des interventions pas à pas, cela me fera une telle publicité que je vous en serai probablement redevable ainsi que tous mes étudiants en orthodontie qui suivront mes interventions en direct. Angelina, ou plutôt sa mâchoire, va être célèbre dans le monde entier. Qu’en dites-vous ?

Fatou avait envie de l’embrasser tellement elle trouva l’idée géniale, elle n’était pas dupe de la générosité sincère de la proposition et elle était ravie de l’élégance avec laquelle Violaine l’empêchait de pouvoir refuser. Elle protesta pour la forme, déclarant que quand même, si elle pouvait payer, elle préférerait…Violaine, pour couper court écrivit une somme véritablement astronomique sur un carnet et la lui montra… Quand Fatou calcula le nombre de mois de salaire que cela représentait elle abdiqua, trop heureuse au fond de n’avoir pas d’autre choix que d’accepter l’offre.

A partir de ce jour et pour longtemps la bouche d’Angelina ne fut plus qu’un chantier, remplie de divers instruments de torture pour redresser et réaligner les dents, étirer les os, faire de la place en limant ou supprimant chirurgicalement les embryons de dents de sagesse mal implantés qui créeraient encore plus de problèmes dans le futur. Angélina, ravie par les images photoshopées de son futur visage accepta tout cela avec un stoïcisme exemplaire, elle souffrit souvent le martyre mais ne se plaignit que rarement.

Le quotidien de Fatou et sa fille n’empira plus pour quelques mois, elles passaient le plus de temps possible chez Violaine, un statu quo précaire régnait avec la bande à laquelle elles abandonnaient l’appartement la plus grande partie de la journée et la totalité des week-ends. Le simple fait de les percevoir moins dans leur environnement visuel diminuait la hargne des voyous et de Djibril à leur égard, leurs cerveaux aux capacités diminuées par les drogues n’étant plus assez stimulés par leur présence permanente pour réagir.

Mais le prochain drame de leur vie était en gestation dans le quartier, il suffisait de lui laisser le temps de s’élaborer, chaque acte étant les prémisses du suivant, inéluctablement…

Le conflit entre les clans des cités était permanent, pour des questions territoriales d’abord, chaque rue, chaque coin de trottoir occupés par les dealers des différentes bandes étant un sujet de disputes, de bagarres qui pouvaient aller jusqu’au vrai règlement de compte à coup de flingue quand l’une d’entre elle tentait d’empiéter sur le territoire de l’autre, suivis d’âpres négociations pour trouver un nouvel équilibre précaire. Les trahisons étaient punies par des passages à tabac agrémentés de viols collectifs pour les filles. L’autre grand motif de discorde venait justement des filles, de la possession de celles qui “couchaient”, les ‘’putes’’, ou de la protection de celles qui devaient ‘’se respecter’’, en réalité respecter surtout ceux qui s’octroyaient un ascendant sur elles, les frères, oncles, chefs de bandes. Les règlements de ces ‘’crimes d’honneur’’, quand une de ces filles ‘’respectables’’ fautait et que des caïds étaient humiliés, donnaient lieu à des bagarres générales entre bandes. Les affrontements étaient souvent très violents mais à cette époque encore rarement meurtriers. Une de ces confrontations fut provoquée quand, dans une boite ‘’neutre’’, fréquentée par plusieurs bandes, une favorite d’un caïd fut ‘’pécho’’ par Hassan, le chef de la bande à Djibril, qui, profitant de l’état d’ébriété déjà avancé de la fille, lui versa une dose de GHB dans son smart drink et l’entraina sur le parking pour la violer sur la banquette arrière de son Porsche Cayenne, la laissant ensuite à disposition de ses gardes du corps.

Un affrontement majeur devint inévitable. Il eut lieu un samedi soir autour d’un terrain de jeux d’enfant perdu au milieu des barres d’immeubles de la cité. Les chefs exigèrent la présence de la totalité des ‘’arpètes’’, les plus bas dans la hiérarchie voyousarde. Les plus jeunes recrues en constituaient l’avant-garde, la première ligne à aller au contact pendant la bataille, histoire d’y faire leurs preuves, un bon moyen pour trier les vrais tueurs potentiels des mauviettes. Djibril faisait partie de ce contingent, le fait que son appart soit squatté pour servir de boutique ne lui procurant aucun privilège. Dans tous les cas il était tellement imprégné de speed qu’il n’avait qu’une envie, en découdre avec ses ‘’ennemis’’, les mêmes ados abrutis par les mêmes drogues que lui mais embrigadés dans le clan d’en face…

On n’était pas censé se tuer dans ces batailles rangées, les lames et les guns y étaient interdits…

Interlude,
Jimmy.

Jimmy était l’ultime descendant de deux lignées de mineurs du nord de la France, l’une Flamande et l’autre Polonaise, fusionnées chez ses arrières grands parents vers 1920 dans la région de Douai. Un pur Ch’ti donc dont les parents avaient fini par échouer dans la banlieue lyonnaise après des années passées à déménager de mine de charbon en mine de cuivre ou d’antimoine en attendant la prochaine fermeture programmée du prochain site décrété trop peu rentable par les représentants des

Fonds de Pension américains actionnaires majoritaires de ces entreprises à valeurs hautement spéculatives. Jimmy était aussi rouquin que possible, couleur de cheveux et de peau d’un blanc laiteux qui lui valait d’être la victime permanente d’un racisme décomplexé de la part des membres de sa bande, tous définitivement bien plus bruns et bronzés que lui. Cela lui garantissait irrémédiablement la position hiérarchique la plus basse. Seule chance pour lui de s’élever : avoir un comportement exemplaire et remarqué dans la bagarre qui se préparait entre la bande de Hassan et la sienne, celle de Nasser, l’humilié dont on avait violé la favorite, d’ailleurs répudiée depuis et mise justement sur le trottoir pour la punir d’avoir fauté. Jimmy encore plus défoncé que d’habitude, se jeta dans la mêlée avec une joie sauvage, sa grande taille l’avantageant, abrité sous un couvercle de poubelle en pvc en guise de bouclier pour parer les coups tout en assenant les siens à l’aide d’une section de tube d’acier de 30 mm de diamètre, arme redoutable dans ses mains, sa force décuplée par le crack et la l’accumulation de mois de frustration et de hargne contenues. Une couronne de cheveux crépus au sommet d’une tête rasée et bronzée se présenta juste à distance idéale, il asséna un coup d’une puissance terrible, le black s’effondra sans un mot. Une joie sauvage inonda Jimmy, les pires brimades qu’il subissait quotidiennement venant principalement des plus bronzés de sa bande, il se sentit vengé et ça lui fit un bien fou. Il poussa un cri de victoire sauvage pour attirer l’attention des autres combattants, que tout le monde, surtout ceux de son bord constate son exploit.

La bataille dura encore un moment sans qu’un véritable vainqueur n’émerge, il fallut l’intervention des flics et la dispersion des belligérants pour qu’un vague avantage se dessine du au plus grand nombre de victimes estropiées en faveur du clan de Hassan. Le but était atteint et l’honneur du caïd bafoué était lavé. Pendant ce temps Djibril agonisait, l’œdème provoqué par l’enfoncement de sa boite crânienne grossissait au rythme de ses pulsations cardiaques, comprimant son cerveau jusqu’à y causer des lésions irréparables. Il mourut bien avant que les secours enfin alertés ne puissent intervenir pour tenter de le sauver.

Début juin suite,
Histoire d’Angelina.

La mort de Djibril déclencha une cascade d’évènements dans la vie d’Angelina et de sa mère mais aussi dans le milieu des gangs de cette banlieue lyonnaise. Les flics profitèrent du meurtre pour démanteler une bonne partie de la bande de Jimmy qui avait été arrêté dans l’heure qui suivit la bagarre, dénoncé par le premier voyou qui tomba aux mains des policiers en échange de leur clémence. Il craqua dès le début de sa garde à vue, sa résistance à la pression des interrogatoires réduite à néant par le manque de crack. Il bava les noms de ses complices que les flics n’eurent plus qu’à cueillir dès l’aurore, l’heure idéale ou les voyous des cités sombrent au plus profond du coma qui leur tient lieu de sommeil.

Autre conséquence les dealers durent vider en panique l’appart de leur présence avant que les flics y débarquent pour annoncer la nouvelle de la mort de Djibril à sa famille. Hassan y déboula au milieu de la nuit avec une dizaine de subordonnés pour faire le ménage, entendre récupérer tout ce qui avait quelque valeur, avant l’arrivée des policiers. Il laissa Fatou et sa fille dans l’angoisse totale, ne donnant aucune précision sur l’état de Djibril ni sur l’hôpital ou il avait été emmené.

Comme dans une pièce de théâtre, à peine les voyous disparus les policiers frappèrent à la porte pour annoncer la terrible nouvelle.

Fatou s’effondra dans les bras de sa fille. La commissaire en charge de l’enquête lui annonça aussi l’arrestation du coupable ce qui libera un flot continu de confidences de la part de Fatou et de sa fille. Elles livrèrent tout à la police, leur calvaire enduré depuis des mois, le rôle de Djibril, l’engrenage dans lequel il s’était laissé entrainer, l’utilisation de leur logement par la bande…Les flics scientifiques examinèrent minutieusement l’appart’, confirmant le récit de Fatou. Ils en profitèrent pour cueillir quelques membres de la bande à Djibril grâce aux traces qu’ils avaient laissées derrière eux. Cette toute relative efficacité de la police fut à l’origine de la vocation d’Angelina qui se jura de devenir policière pour pouvoir elle aussi lutter contre le crime et les gangs, responsables de la mort de son frère qu’elle et Fatou n’avaient jamais cessé d’aimer malgré ses turpitudes. Elles avaient trouvé un peu de soulagement de leur peine dans la rapidité des flics pour arrêter les coupables du meurtre de Djibril.

Les obsèques eurent lieu quelques jours plus tard. Il y avait foule, toute la population de la cité suivait le cortège. Les médias étaient la, intéressés par ce meurtre, conséquence d’une guerre de gang rapporteuse d’audimat. Hassan avait payé tous les frais pour montrer tout le respect témoigné envers la mémoire du vaillant disparu tombé au combat. Fatou malgré son aversion pour le bandit, n’avait ni les moyens ni l’énergie pour protester.

La vie reprit son cours et les affaires repartirent de plus belle.

Le démantèlement d’une bonne partie de la bande concurrente suite au meurtre de Dlibril eu pour effet pervers de renforcer celle d’Hassan qui récupéra les membres rescapés et surtout le business et les territoires libérés.

Suite à ces évènements dramatiques, la vie aurait pu être un peu facilitée pour Fatou et sa fille, l’appart ne risquant plus d’être utilisé par les dealeurs et la bande avaient dû se rabattre sur d’autres lieux pour abriter leur trafic. Hélas cela changeât le statut de Fatou dans la cité, de relativement privilégiée par son utilité, elle dégringola à celui de femme isolée, le plus bas dans la hiérarchie sociale des banlieues. Mais surtout elle en avait trop dit aux flics, pourtant elle s’était bien gardée de donner des noms mais c’était déjà beaucoup trop pour Hassan qui était bien décidé à lui faire payer ses confidences à la police. Des menaces d’abord assez vagues lui furent rapportées par des voisines ou des commerçants mais bientôt elles se précisèrent par l’intermédiaire d’Angelina, qui subissait les attaques des petits frères et sœurs des voyous de la bande. On commença à la prévenir de se méfier, à l’insulter, la qualifiant de sale pute et de traitre, on lui promettait de la traiter bientôt comme elle méritait, on lui fit part d’une ‘’tournante’’ en préparation.

Angelina était terrorisée et un matin elle tomba dans une attaque de complète panique à l’idée de retourner au collège, elle refusa obstinément de sortir de sa chambre. Elle raconta tous ce qu’elle subissait à Fatou qui comprit qu’il serait effectivement bien trop dangereux pour sa fille de retourner en cours. Fatou décida d’emmener sa fille chez Violaine à qui elle se confia cette fois sans hésiter, sa confiance en sa patronne ayant grandie avec le temps. Elle raconta tout ce que sa fille subissait et les dangers qu’elle courrait. Violaine n’hésita pas une seconde et, ne doutant pas du sérieux de la menace, proposa, en fait ordonna à Fatou et sa fille de venir immédiatement s’installer dans la grande maison. En fait, elle accompagna Fatou dans un van loué dans la foulée pour trimballer ce que ses amies considéraient comme indispensable. Violaine se demandait pourquoi elle n’avait pas proposé cet arrangement plus tôt, l’idée d’avoir Fatou et Angelina installées sous son toit la ravissait. Violaine fit preuve de son habituelle efficacité, Elle obtint une place pour Angelina au Collège Gerland grâce à sa cohorte de relations bien placées.

Une nouvelle ère commença pour le trio.

Fatou affirma sa position de seule intendante de la maison dont la totalité du fonctionnement ne dépendit bientôt plus que d’elle. Comme Violaine lui octroyait un budget illimité elle sélectionna des pros de confiance pour les travaux indispensables, du jardin en passant par la toiture, la restauration de la façade ou la réfection des volets ou de la plomberie. Même pour le ménage elle avait recruté une aide parmi ses anciennes collègues de travail. La seule tâche qu’elle conserva farouchement fut la cuisine, à la satisfaction générale, impossible pour la maisonnée d’accepter la moindre dévaluation dans ce domaine.

Et les années passèrent….

Angelina grandit encore, embellît, son sourire devint irrésistible grâce à la science de Violaine, son corps se féminisa en se musclant, elle ne se lassait plus de contempler son image chaque jour qui passait. Elle devint ultra sportive, elle adorait les sports de combat où elle excellait ce qui lui garantit une paix royale en termes de conflit adolescent, elle ne manquait pas d’amis mais elle n’était pas non plus admise dans des cercles exclusifs, les “populaires”, “gothiques” ou autres “emo’s” se méfiaient de cette géante un peu trop simple et impressionnante pour leurs critères d’acceptation.

Elle était dans les bonnes élèves sans trop d’effort, cette vie sans heurt se poursuivit jusqu’au bac qu’elle obtint avec mention. Poursuivant son rêve de devenir lieutenante de police elle entra à la fac de droit de Lyon puis, licence en poche, enchaîna après avoir réussi le concours d’entrée pour l’école de police de Cannes-L’Ecluse, au fin fond de la Seine et Marne.

Tout ça pour se retrouver là, à taper des rapports sur un ordinateur fatigué, en observant un hâbleur odieux et ses aficionados décérébrés. Son rêve d’enfance de redresseuse de torts s’est émoussé au fil du temps, de ses études et de la confrontation aux réalités des mondes flicardiers et voyousards, si proches en vérité, deux facettes parmi d’autres d’une société complexe et glauque où tout est imbriqué, interdépendant, sans frontières définies. Elle a un échantillon pertinent de ce monde devant ses yeux : ce Max n’est pas différent d’un caïd de Cité, despotique, sexiste, prétentieux, méprisant les faibles mais obséquieux envers tout supérieur hiérarchique…En fait elle a compris que toute amélioration de la société est probablement utopique et surtout pas en faisant carrière dans une institution aussi ambiguë en termes de positionnement moral que la police. Elle réalise à quel point elle s’est fourvoyée mais elle se sent coincée, la routine sape sa volonté, la frustration bloque sa capacité de raisonnement pour se trouver une échappatoire. Elle rêve de recommencer un cycle d’études qui l’emmènerait vers des fonctions vraiment utiles, détachées des contingences humaines. Elle a toujours été attirée par les sciences, les interactions du vivant, les organismes, surtout les petits, tout ce qui grouille la fascine. Elle se dit qu’une grande partie des éventuelles réponses aux inéluctables problèmes écologiques futurs viendront de ces domaines de recherche.

Début juin,
L’enquête.

Sa rêverie est distraite par la sonnerie péremptoire des téléphones qui sonnent les uns après les autres dans l’indifférence générale sur les bureaux désertés en descendant l’échelle hiérarchique des grades, de commissaire en passant par tous les inspecteurs pour aboutir au sien. Tous les regards se tournent vers elle, Max lui intimant d’un geste sans équivoque que c’est à elle de décrocher, main gauche pouce et auriculaire écartés entre l’oreille et la bouche, index de la main droite pointé vers elle.

Elle décroche, note les informations que Police Secours est en train de lui transmettre.

Max la questionne laconiquement aussitôt l’appel terminé.

-Alors ?

-Un cadavre dans un pavillon au pied des collines, vers Allauch…Tué de plusieurs balles, pas d’arme sur les lieux…

-Enfin une bonne nouvelle, rien de tel qu’un joli meurtre pour égayer un morne après-midi…

La cour se marre.

-C’est parti, qui vient ?

La plupart des inspecteurs manifestant leur intérêt Max en choisit deux, sans surprise ses favoris,

-Granier et LeGall et…Il hésite, il faut penser aux moindre détail de nos jours, il n’est pas le plus populaire chez l’IGS, les “bœufs-carottes’, en ces temps de “politiquement correct” il vaut mieux montrer qu’il ne discrimine personne, il est sur le point de faire signe à Abdel Kechiche, un jeune inspecteur issu des “Quartiers” qui la ramène pas, au contraire, genre zélé et lèche-cul au possible pour s’imaginer intégré mais il lui vient une autre idée, il n’a aucune envie de s’encombrer d’une débutante mais c’est elle qui a pris l’appel, elle est black et puis c’est peut être l’occasion de lancer son offensive dragueuse…Il complète son équipe :

-Et Lézouti

Angelina se lève et emboîte le pas des trois hommes en essayant de masquer sa surprise. La Fine entrouvre les paupières et lui lance au passage un clin d’œil discret d’encouragement. Ils descendent au garage en s’entassant dans l’ascenseur, Max s’arrangeant sans surprise pour être collé contre elle. Heureusement pour Angelina, comme toutes les voitures de service sont disponibles, il ne peut se priver de se jeter au volant de la dernière acquisition flambant neuve du service, une DS8 rutilante. Son second, Vincent Granier, s’installe à son côté, Angelina et Guénael Legall montent à l’arrière. Ils surgissent dans le trafic nonchalant du boulevard de l’Evêché, sirène hurlante. Max fonce sans justification, juste pour le plaisir de faire ‘’parler les chevaux’’ de la berline et de terrifier les piétons, de voir les “caisses” des civils se ranger en panique pour leur laisser le passage, pilant à côté des moins prompts à réagir pour les invectiver, Angelina est submergée de honte de se trouver mêlée à un tel rodéo, comment a-t’elle put rêver de faire partie de “ça” ? Les quartiers défilent, certains encore inconnus d’Angelina, elle a du mal à se repérer dans cette ville au plan anarchique. Cinq Avenues, La Rose, Plan de Cuques…Ils finissent par remonter une ruelle bordée de pavillons qui monte vers les collines de calcaire blanc quasiment pelées sauf pour quelques taches de buissons conséquence des incendies successifs, le chemin de Panama, pour arriver enfin au but, signalé depuis longtemps par les gyrophares des véhicules de police qui teintent de bleu les rochers tout proches. Un pavillon comme il en existe des milliers aux pied des collines du nord de Marseille, construit sûrement dans les années 60, genre de style provençal interprété par un architecte paresseux, des tuiles industrielles emboîtées, du crépi grossier directement sur les parpaings de béton, une arche espagnolante donne accès à la terrasse couverte de carreaux brique. Pourtant un certain charme se dégage de l’ensemble, le crépis jaunâtre délavé est nuancé de gris grâce aux lichens qui se sont incrustés dans les anfractuosités, les tuiles ont pâli inégalement après 50 ans d’intempéries, une glycine vigoureuse a envahi une bonne partie de la façade et surtout les plantations non entretenues depuis longtemps donnent un aspect naturel à la maison, légitime, comme si le vivant et l’inerte avait lié une sorte de pacte, plus l’un grandi et se déploie, plus il intègre la construction modeste en l’admettant dans le monde naturel, comme un remerciement du fait qu’elle soit construite avec des matériaux encore acceptables, du bois, du minéral, rien de toxique. Les pyracanthas de la haie son géants, touffus, leurs épines et leurs branches noueuses forment une barrière visuelle et physique impénétrable, un tilleul et un mûrier énormes procurent une ombre fraîche, captant la totalité de la lumière, le reste du terrain entourant la maison est livré aux plantes les plus vivaces, bourdonnantes d’insectes. Angelina, sensible au charme du lieu, se dit qu’on ne saurait trouver de cadre moins approprié pour un assassinat.

Ils entrent à la queue-leu-leu, salués par la cohorte de flics en uniformes ou en combinaisons blanches présents autour et sur les lieux. L’un d’eux, un cadra corpulent, s’avance vers eux.

-Sergent Vérroni, monsieur…Il tend la main à Max qui la serre distraitement.

-On a quoi ?

-Damian Laptar, un Roumain. Un type jeune, pas plus de trente ans, atteint de plusieurs balles, une seule mortelle en plein cœur.

-Exécution ?

Le policier hésite.

A première vue oui mais y’a un peu trop de tirs, y’en a même un à côté…

-Tabassé ?

-Non.

-L’arme ?

-Du 9mm au moins mais le tueur l’a emportée.

-Qui a trouvé le corps ?

-Un retraité qui va chaque jour faire ses courses à pied pour rester en forme. Quand il passait sur la route il a entendu un cri et une femme affolée a surgie du portail en courant, Il est entré pour voir, il nous a appelé sur son portable.

-Il a décrit la femme ?

-Oui, petite, boulotte, la quarantaine au moins, elle portait un sac genre cabas en plastique à bande multicolore, une jupe jusqu’au mollets, des sandales, un foulard sur la tête.

-Un foulard ? Genre Muslim ?

-Non, genre gitan, le vieux l’a croisée plusieurs fois, il pense que c’est la femme de ménage.

-Ok, Autre chose ?

-Y’a aucun téléphone, ni ici, ni dans la Porsche garée dehors.

Ils se penchent sur le cadavre étendu bras et jambes écartés sur un canapé au milieu d’un living banal, aux meubles bon marché sauf une télé led géante de marque et des consoles de jeux reliées à un ordinateur surpuissant. Du sang s’est répandu sur les coussins mais la plus grosse flaque a coulé par terre le long de la jambe de la victime. Comme personne ne parle Angelina finit par exprimer la conclusion évidente, qu’elle formule par prudence diplomatiquement sous forme de question :

-On lui a d’abord tiré dans la jambe, non ?

Max, qui comprend instantanément, lui, ce dont elle parle, l’apostrophe ironiquement pour éviter à ses ouailles qui eux manifestement n’ont rien capté l’affront des questions idiotes qu’ils s’apprêtent à poser.

-Bravo, elle a trouvé ça toute seule ? Et oui, ce trou-là à saigné plus longtemps, alors grosse flaque, les autres moins, le coup au cœur a arrêté les battements et donc le saignement…

Max s’empare d’une paire de gants mais ne les enfiles pas, il s’en sert pour toucher les objets du bout des doigts, Angelina reconnaît la série américaine où il a vu les acteurs faire pareil…Ils font le tour des différentes pièces à sa suite, prenant bien garde à ne pas précéder le super flic. La cuisine est assez propre, l’électroménager est de qualité, un frigo américain énorme trône dans un coin, remplit de victuailles de traiteurs de luxe, de bouteilles de champagne, de bières des pays de l’Est. Celui qui fait les courses est à l’évidence doté d’un budget confortable. Les meubles de la salle de bains débordent d’accessoires de maquillage et de parfums de bonnes marques. Les trois chambres contiennent deux paires de lits superposés, de quoi faire dormir une douzaine de personnes. Des placards sont remplis de fringues féminines, des escarpins à talons aiguille sont alignés sur des étagères, des sous-vêtements ultra sexy débordent des tiroirs des commodes. Max conclu la visite :

-Au moins on sait ou on est tombé…

Vincent enchaîne, histoire de rembourser à son chef le sauvetage précédent :

-Une “nursery”.

Angelina ne leur donne pas la satisfaction de les questionner sur la signification du mot. Elle n’a jamais vu de “nursery” mais elle sait que c’est le nom donné à un de ces lieux discrets, disséminés dans les banlieues marseillaises, ou les prostituées étrangères sont logées, passeports confisqués, sous bonne garde d’un “mac” attitré.

Max continu :

-Bon, je vois ça comme ça : Une nursery donc, possiblement gérée par la victime. Les putes ont mis les voiles, témoins ou complices du meurtre…Vu la relative propreté des lieux une gitane devait venir nettoyer chaque matins, c’est elle que le vieux a vu se barrer…

Il fait une pause pour vérifier qu’il obtient une approbation générale et il reprend :

-Bon, Lezouti, vous allez superviser l’enquête de voisinage, creusez sur les fréquentations de la baraque, quand vous aurez fini récupérez les renseignements balistiques, voyez s’il y a un truc à trouver sur l’arme, ça serait étonnant mais il faut tout vérifier.

Il se tourne vers les deux autres inspecteurs :

-Vincent tu vas aller bouger les indics, cet Arian doit être connu en ville, trouve avec quelle bande il est lié, tout indique les Romano’s, voit s’il avait des ennemis perso dans la bande, etc…Guénael tu vois avec les mœurs tout ce qu’ils ont sur la nursery, le nom des putes, l’organigramme de la bande au proxo…

Ils retournent vers la Peugeot en laissant Angelina en plan. Max lui lance en ouvrant la portière :

-Les “bleus” vous ramèneront.

Trois jours passent…

Angelina n’a effectivement rien trouvé en interviewant les voisins, personne n’a rien entendu de spécial, juste l’habituel fond sonore horripilant des jeux vidéo qui les obligent à fermer les fenêtres pour regarder leur télé tranquillement. Certains ont bien noté que les occupants du pavillon n’étaient pas “standards” mais la végétation exubérante interdisant toutes tentatives d’observation directe (note de regret dans la voix de certains retraités) ils n’ont pas grand-chose à raconter. Par contre les conclusions de la balistique concernant les douilles et les balles récupérées sur place l’ont interpellée et elle a passé des heures à effectuer des recherches dont elle a hâte de communiquer les résultats.

Elle se pointe en avance dans la salle du briefing matinal en s’efforçant de cacher son impatience. La salle se remplie et Max fini par faire son entrée en commentant avec Vincent le match de l’OM, affectant un air ultra décontracté, peu concerné, sans un regard pour tous ses subordonnés qui attendent son bon vouloir. Enfin ils se tourne vers eux, l’air légèrement surpris, comme s’il prenait seulement conscience de leur présence,

-OK, tout le monde est là ?

Il parcourt des yeux les présents comme s’il vérifiait vraiment la présence de chacun.

-Bonjour tout le monde. Alors on en est où de notre enquête ?

Il formule ça sous forme de question mais c’est juste pour pouvoir y répondre lui-même.

-Tout indique pour le moment qu’on a affaire à un règlement de compte classique, peut-être une tentative d’agrandissement de territoire par une bande concurrente de celle des Roumains dont le chef est…

Il se tourne vers Granier et Legall, le premier répond :

-Nicusor Botezariu, un caïd gitan domicilié officiellement à Lasi, en Roumanie. Il possède des réseaux de prostitution dans toute l’Europe.

Un inspecteur lève la main dans l’assistance…Max hoche la tête, lève des sourcils interrogateurs.

-Oui Petrocchi, une question ?

L’interpellé, un petit quadra costaud, crâne luisant sous les néons, ce qui lui reste de cheveux étant impeccablement rasés, se racle la gorge avant de parler.

-C’est du lourd ça, qui peut avoir l’envergure à Marseille pour s’y attaquer ?

Max lui répond hargneusement :

-C’est justement notre boulot de le découvrir, non ? Si vous avez rien à dire autant la fermer. Continue Vincent.

-Ok. Donc. Un réseau Roumain, mais leur réservoir de filles c’est surtout la Moldavie.

-La Moldavie ?

La question a fusé de plusieurs flics. Cette fois c’est Legall qui répond :

-En Moldavie on parle le Roumain, une langue latine… (il hésite une seconde mais il ne peut pas hésiter au plaisir d’exhiber sa nouvelle science, puisée la veille sur internet)… la Roumanie a été un grand pays très influent jusqu’au 20e siècle, en fait la frontière actuelle entre les deux pays est très récente, elle date de 1989, après la chute du communisme, donc les filles sont clandestines ici, contrairement aux roumaines, c’est encore plus facile pour les contrôler, en plus elles apprennent le français plus facilement que des ukrainiennes des serbes ou des bulgares, avec un accent qui plait aux clients.

Max reprend la parole.

-Merci Guénael, intéressant non ?

La question est pour l’assistance, sourcils relevés, hochement de tête, un de ses tics préférés, mais elle n’appelle aucune réponse. Il continue :

-Donc nous devons trouver qui veut nuire aux Roumains…La vieille rengaine, à qui profite le crime…

Il se tourne vers Angelina.

-Le voisinage ? Je parie que personne a rien capté aux alentours ?

Angelina répond fébrilement, impatiente de révéler ses trouvailles.

-Non, rien de concret, il semble que les détonations se soient confondues avec celles des jeux vidéo, par contre l’arme est intéressante...

-Ah bon ?

Les sourcils encore mais accompagnés d’une moue dubitative.

-On vous écoute…

-En fait les douilles appartiennent à une arme rare, un des premiers Luger parabellum de 1909…

L’assistance montre du coup un réel intérêt, Max fronce les sourcils cette fois, instantanément irrité par cet accroc dans sa théorie d’un règlement de compte qui a, du coup, dût être exécuté avec une arme de collection. Il répond avec une mauvaise foi assumée :

-Intéressant…Sur le fond ça change rien, non ? Il a été flingué le proxo, même si c’est avec un flingue antédiluvien…

-C’est pas tout…

Là elle commence à les lui briser pour de bon la meuf, il aboie :

-Quoi encore ?

-Le Luger…Il devrait être chez nous…

-Comment ça ? C’est quoi cette histoire ?

-Il a été utilisé en 1979, un meurtre entre voisins, depuis il devrait dormir aux sommiers…

Angelina est ravie de l’effet produit par ses révélations, tous les regards sont tournés vers elle, La Fouine lui fait un petit bravo de la main, pouce et index en cercle, sont plus grand plaisir venant de la mine consternée de Max et, par solidarité, de ses fidèles lieutenants. C’est au milieu de ce silence que le téléphone retentit.

La Fine qui, supportant mal les longues stations debout est depuis longtemps déjà assis sur un bureau, décroche…Il écoute, impassible, raccroche, ricane un bon coup et lance :

-Un nouveau meurtre, apparemment un autre proxo, dans un appart’ du Prado cette fois…

Max sent une bouffée de joie l’envahir, comme s’il venait de marquer un but dans un match…Il ne peut cacher sa joie…

-Yèèèss ! C’est parti, on prend les mêmes (il se passerait bien de la casse-couille mais il peut pas résister au plaisir de la voir assister à son triomphe, un deuxième meurtre démontrant pour lui de manière éclatante la justesse de sa théorie). La Fine, tu viens?

Sachant que le vieil inspecteur n’en fait de toutes façons qu’à sa tête il préfère préserver son autorité en lui laissant ouvertement le choix de venir ou pas. La Fine se lève et les suit, son intérêt pour une fois réveillé.

Max choisit la même voiture mais il est tellement satisfait par l’annonce de ce nouveau meurtre qu’il en oublie de terroriser la populace en fonçant comme un malade. Ils s’arrêtent devant un immeuble moderne du boulevard du Prado. Des voitures et un fourgon de Police y sont déjà garées en vrac, des policiers en uniforme gardent l’entrée du bâtiment.

Ils saluent les enquêteurs, l’un d’eux leur indique l’ascenseur :

-Dernier étage.

Ils montent huit étages, sortent sur un palier avec une seule porte d’entrée ouverte, gardée par un autre policier en uniforme. Max montre une caméra de surveillance dans un angle.

-Lézouti c’est pour vous.

Ils pénètrent dans le living d’un appartement luxueux qui occupe manifestement seul presque tout le toit de l’immeuble. Tout un côté de la pièce est constitué de portes coulissantes vitrées qui donnent sur une grande terrasse, un énorme jacuzzi y trônant sur un côté, surélevé par une petite estrade. Max siffle entre ses dents et commente :

-Putain il se traite bien le proxo !

En fait il se traite plus du tout vu qu’il est étalé en vrac au milieu de la pièce, archi mort, abattu de plusieurs balles.

-C’est qui ? Qui l’a trouvé ?

Un des policiers en uniforme répond :

-Valeriu Palariar, un boss dans le monde du tapin et c’est nous qui l’avons trouvé en fait, on a reçu un sms décrivant tous les détails du meurtre il y a une heure, quand nous sommes arrivés la porte était pas fermée, par contre le type est froid, il a dû être tué cette nuit…

-Bon, Lézouti : caméras de surveillance, voisinage, balistique, votre nouvelle spécialité…voyons si vous nous dégotez encore du zarbi. Les autres plongez-vous sur la personnalité du mort, là on monte en grade, ça va remuer dans le monde du tapin, en plus on va avoir les journalistes dans les pattes très vite, ça devient de la grosse affaire…

Le Gall questionne :

-Tu penses que les deux meurtres sont liés ?

Max le fusille du regard.

-Évidemment, tu veux parier ?

Pendant ces échanges La Fine furète autour de l’appartement…il profite d’un silence pour lancer :

-Y’a pas de téléphone ni d’ordinateur…

Max s’exclame :

-Comme dans la nursery ! S’il vous faut d’autres preuves…

Des personnages masqués, tous revêtus de combinaisons en plastique, les pieds recouverts de chaussons font leur entrée, bardés de mallettes remplies d’instruments spécialisés. Max ordonne à ses troupes :

-Au boulot, laissons faire les experts, nous on a plus grand-chose à voir par ici.

Ils ressortent sur le palier. Angelina ouvre une porte de service à droite de l’ascenseur. Elle donne sur un escalier de secours qui permet aussi de monter sur le toit de l’immeuble. L’accès en est barré par une solide porte en fer muni d’un verrou électronique à combinaison. Elle redescend sur le palier ou ses collègues l’attendent. Max se contente de l’interroger avec son geste préféré, coup de menton et sourcils levés :

-L’accès au toit. Le tueur a pu passer par là pour rejoindre l’appart mais il fallait connaître la combinaison.

-Ok, dites aux experts de chercher des traces, on sait jamais. Renseignez vous pour savoir qui connaît la combinaison.

*******

Deux jours plus tard, quand Angelina entre dans la salle des briefing, l’ambiance est électrique. Les flics sont survoltés par ces meurtres qui mobilisent l’élite des enquêteurs de la crim’. Max fait une entrée encore plus frimeuse que d’habitude, transporté par l’importance qu’a pris “son” enquête. Pourtant au fil des comptes rendus, force est de constater que les maigres indices relevés ne débouchent sur aucune piste sérieuse. Max commence par Angelina histoire de bien concrétiser sa théorie.

-Lezoutie, des infos sur l’arme ?

-Un 9mm moderne, probablement un Glock 17…

Sifflement approbateur et ironique de Max.

-Un Glock ? Ça ira comme arme de pro ? Des empreintes ?

-Kechiche répond :

-Plein. Apparemment le proxo recevait beaucoup, il consommait beaucoup de ses propres produits. (L’allusion triviale aux prostituées fait marrer une bonne partie de l’assistance). Les seules intéressantes se trouvaient sur deux verres à cocktails, celles de deux filles fichées chez nous que Palariar a ramenées avec lui hier soir. Quand elles sont parties vers 2h il était encore bien vivant.

-On en est sur ?

-Ça concorde bien avec les images vidéo…

Max se retourne vers Angelina. Haussement de sourcils. Angelina qui n’attendait que ça actionne une télécommande pour lancer les images sur un écran géant. On y voit un personnage d’apparence plutôt corpulente, vêtu de tenue de sport et baskets, ganté, cagoule masquant complètement son visage, sortir de l’ascenseur, hésiter devant la porte de l’appartement puis ouvrir la porte de l’accès au toit et la refermer. On voit plusieurs heures après l’arrivée du propriétaire des lieux avec deux filles ultra sexy, une heure de plus et les filles quittent les lieux. Enfin le personnage cagoulé ressort une quarantaine de minutes plus tard en négligeant de refermer. Max commente :

-Ok, donc on a un tueur qui s’est introduit dans l’appart en passant par le toit pour y surprendre le mac, il a attendu que les putes soient barrées pour le flinguer. Un pro…Je suppose qu’il y a d’autres caméras dans l’immeuble ?

En guise de réponse Angelina relance les images. Une nouvelle vue s’affiche montrant cette fois le hall et l’entrée de l’immeuble. Elle commente :

-L’arrivée du tueur…

On voit un couple rentrer dans l’immeuble et, avant que la porte se referme, le personnage cagoulé glisser une simple branche pour empêcher la porte de se refermer complètement. Quand le couple a disparu dans l’ascenseur il entre, s’attarde devant les boîtes à lettres puis appelle lui aussi l’ascenseur.

-Le départ…

Le tueur vu de dos sortant de l’immeuble et tournant à droite.

-D’autres caméras pour le suivre après ça ?

-Pas pour le moment mais on a pas encore tout visionné.

Moue dubitative de Max. Il commente :

-Un pro pareil va pas se laisser suivre à la trace…La combinaison de la porte ?

C’est encore à Angelina de répondre :

-Seuls les techniciens de l’entretien de l’immeuble la connaissent mais ça représente pas mal de monde. Certains d’entre eux ont des casiers, rien de très sérieux mais on creuse à tout hasard. Mais…

-Elle hésite, juste pour le plaisir d’irriter son boss, ça loupe pas, Max aboie :

-Quoi ?

-Ça colle pas, il aurait dû avoir aussi la combinaison de la porte d’entrée, non ? Or il a utilisé le premier truc qui lui est tombé sous la main pour la bloquer…

-Et vous en concluez quoi ?

Question posée d’un ton hargneux, moue méprisante, les deux mains paumes vers le haut projetées vers elle, menton levé…Angelina hésite, tarde à répondre…Max reprend.

-Rien, évidemment…Donc vos remarques nous avancent décidément à que dalle, aussi bien vous vous taisez, on gagne du temps…Les experts ont déduit quoi d’après ce qu’on voit ?

Un jeune binoclard à dégaine d’étudiant en blouse blanche répond :

-On a déterminé la taille du mec, environ 1m72, pointure 43…Âge indéterminé, démarche souple, apparemment corpulent…

-Apparemment ?

-Ça pourrait être un déguisement avec des couches de fringues…

Max s’exclame ironiquement :

-Donc on doit chercher un type de taille et de pointure moyenne et de corpulence inconnue ? Génial…Combien d’années d’études pour ça ? On a trouvé le téléphone qui nous a prévenu ?

-Un prépayé évidemment, rien à en tirer…

Le briefing continue encore longtemps, on décortique la vie du proxénète, on fait le tour de ses relations, on échafaude des hypothèses sur les bénéficiaires des meurtres, bandes rivales, guerre de succession interne à l’organisation…Angelina s’ennuie, au fond elle s’en fout royalement du pourquoi. Le résultat, lui, est plutôt réjouissant, la pagaille dans le milieu est évidente, bien sûr cela va finir par bénéficier à quelqu’un mais elle a l’intuition qu’on ne pourrait comprendre ces meurtres qu’en les envisageant d’un point de vue non conventionnel…La Fine qui s’est rapproché placidement se penche vers elle, l’haleine empestant le cendrier mouillé, odeur gerbante heureusement couverte en partie par une plus supportable odeur d’armagnac, il susurre :

-Ça rame, hein ? T’as raison, y’a rien qui tient…C’est trop subtil pour eux, ils trouveront jamais ces nazes…

-Et toi, t’as une théorie ?

-Moi ? (Ricanement) Je m’en branle de qui dessoude ces enculés…Ça fait des vacances pour mes copines (son amour des prostituées est de notoriété publique)…

Il a laissé sa phrase en suspens, Angelina le regarde, alertée par son changement d’attitude. Il est plongé dans une profonde réflexion, le regard fixé dans le vide il se pince les côtés de la bouche, ça creuse sa lèvre inférieure en forme de gouttière, c’est assez dégueulasse…Réalisant qu’elle l’observe il se reprend et conclut :

-Mais je te parie qu’ils trouveront nibe, ça finira aux oubliettes cette histoire…

Son attitude la laisse perplexe, il a ‘’tilté’’, mais sur quoi ? Elle n’a pas le loisir de le questionner, comme dans une pièce de théâtre un “bleu” fait son entrée et se dirige droit vers Max. Celui-ci se retourne vers lui avec irritation :

-Oui ?

-On en a quatre autres…

-Quoi ?

-Quatre proxos tués par balle dans une ancienne carrière vers Aubagne

Max est soufflé comme tous les flics présents. Un brouhaha de conversations animées monte instantanément dans l’assistance. La fine en guise de conclusion de son commentaire précédant, s’exclame en ricanant :

-A moins qu’On insiste lourdement pour Leur expliquer…

Angelina est certaine d’avoir perçu les majuscules dans sa sentence, elle se demande ce que ce vieux malin a bien pu piger…

*******

La caravane de voiture remonte en cahotant dans un chemin mal entretenu pour déboucher dans la carrière, un gigantesque trou ocre au milieu du calcaire blanc, quasiment circulaire. Les murailles montent autour d’eux comme les marches d’un escalier géant. Angelina devine que cette manière d’éventrer la montagne permet de contrôler les éboulements de la roche friable. Elle est intéressée par la différence de couleur entre la surface si blanche du roc et ses entrailles, presque rouille par endroit. Toutes les voitures s’immobilisent à bonne distance et Max précède à pied la petite troupe vers le centre d’une esplanade encombrée de rochers, de pelleteuses rouillées, des ruines d’un concasseur, de bâtiments en béton aux vitres détruites, couverts de tags. Une voiture à bandes tricolores de la police barre l’accès à une dizaine de mètres de la scène de crime, des ‘’bleus’’ s’avancent vers eux. Max ne juge pas nécessaire de prouver son identité ne doutant pas d’être reconnu par n’importe quel flic de la région. Il attaque par le désormais rituel ‘’Onakoa ?’’ incontournable. Le flic en civil, un sergent Bounichou d’après son badge lui répond.

-On nous a prévenu par texto en nous donnant tous les détails. Quatre proxos morts dans une BMW…

-Une Béhème ? Ou ça ?

-Ben…quand on est arrivés y’avait que les cadavres par terre…(il désigne quatre corps sur le sol)

-Mais c’est pas étonnant…

-Expliquez…

-La carrière sert de moto cross pour tous les jeunes des cités d’Aubagne…

Il montre des dizaines de traces éloquentes de pneus qui sillonnent les lieux en tous sens.

-On peut parier que s’ils ont trouvé une X6 avec les clefs dessus ils l’ont embarquée sans hésiter. Ça m’étonnerait qu’on la retrouve un jour, elle doit déjà rouler vers les Balkans. A mon avis ils en ont profité aussi pour dépouiller les cadavres, ils ont rien dans les poches, si on avait pas reçu le texto on aurait eu du mal à les identifier… Quand on est arrivés on a vu deux motards qui se barraient par les collines.

Max contemple la scène. Le scénario est vraisemblable, la disposition des corps suggère bien qu’ils ont pu être extraits et jetés par terre par les portières d’une grosse voiture. Ils sont comme tombés en vrac dans des positions grotesques de part et d’autre des traces de larges pneus qui se superposent nettement aux traces des motos. Du coup un détail saute aux yeux, Max en tire la conclusion évidente.

-Le tueur aussi devait être à moto, y’a pas d’autre trace de caisse.

-Ils ont été tués comment ?

-Tous flingués proprement, ils ont pas eu le temps de réagir, du travail de pro.

Max est bien d’accord, c’est du boulot de pro, sauf que le lieu ne colle pas, que pouvaient foutre des proxos ici ? Même les pires débiles se méfieraient d’un rendez -vous dans un tel traquenard. Il résume sa pensée.

-Donc on les a attirés ici et on les a exécutés par surprise ? C’est leur maman qui les attendait ? Quelqu’un a une idée ?

Il questionne ses troupes hargneusement, il sent bien que sa théorie simpliste de règlements de compte entre voyous se lézarde, à chaque nouveau meurtre les enquêteurs butent sur des détails chaque fois plus incompréhensibles qu’il a pu jusque là écarter mais la c’est trop gros, il vient de soulever lui-même une question bien trop contradictoire pour être ignorée. Sans surprise personne ne se risque à répondre. Il répartit le travail d’enquête parmi les inspecteurs, Angelina se retrouvant évidemment chargée du rôle mineur de récupérer les conclusions de l’équipe scientifique et de la balistique.

******

Salle de réunion, plusieurs jours après…

Max fait son entrée dans la pièce, suivi comme son ombre par ses fidèles lieutenants. Il essaie de ne pas laisser transparaitre son malaise en affectant des manières aussi hautaines et désinvoltes que d’habitude mais lui et ses flics n’ont pas de quoi pavoiser, l’enquête s’enlise, toutes les pistes se révélant être des culs-de-sac.

Max s’installe sur l’estrade, assis entre ses seconds derrière un long bureau, une liasse de papiers étalés devant lui. Il commence, sur un ton agressif, son intention pas réellement consciente étant de se désolidariser de l’incompétence flagrante, du manque de résultats concrets de son équipe.

- Bon les gars, je vais être direct, la hiérarchie, les magistrats, le préfet, même les politiques, le maire en tête me tombent sur le râble sans compter les journalistes qui s’en donnent à cœur joie en se payant l’incompétence des flics en une de leurs torchons. On parle en haut lieu de nous dessaisir de l’enquête, d’envoyer des spécialistes de Paris…Avec Vincent et Guénael j’ai (il ignore inconsciemment le pluriel) préparé une synthèse de tout ce qu’on sait jusqu’à maintenant, dont on est absolument certains, dans la partie droite du tableau et des questions sans réponse sur lesquelles on bute depuis le début dans la partie gauche…

Vincent, qui vient d’allumer son ordinateur pour projeter un tableau sur un écran géant lui tend un pointeur laser. Max s’en empare, en profite pour laisser le mince pinceau de lumière ‘’accidentellement’’ parcourir l’assistance, ça l’amuse de voir les gens essayer de se protéger les yeux du rayon aveuglant, le genre de divertissement dont il ne saurait se priver malgré la gravité du moment, le pointe sur le tableau. Il commence son exposé, en fait il se contente de lire ce que ses subordonnés ont préparé en le découvrant en même temps que les autres. Quand il a fini il se tourne vers la salle.

-Vincent va rajouter tout ce qu’on a trouvé ces derniers jours sur la dernière série de meurtres dans ces tableaux, les faits, les questions…

Il commence à questionner chaque enquêteur impliqué dans l’enquête, Vincent rajoute les nouveaux renseignement dans les tableaux, les noms des nouvelles victimes, leurs liens avec celles des précédentes affaires, tous apparaissent impliqués dans les mêmes réseaux de prostitution roumains mais plutôt des sans-grade, pas de boss dans ce dernier massacre. Quand ils passent aux détails techniques Max interpelle Angelina :

-Lezoutie, encore une nouvelle surprise avec l’arme ?

Angelina ne peut pas s’empêcher de se marrer en lui répondant :

-Désolée mais…oui, il y’a un détail…

Elle s’efforce de ne pas montrer son plaisir devant sa mine irrité…

-Quoi encore ?

-L’arme était du 9 mm, probablement un Sig Saur P320…

-Et c’est pas du flingue de pro ça ?

-Tout à fait mais équipée d’un silencieux.

-Et alors ? ça change quoi ? Ils sont morts flingués quand même, non ?

Angelina ne se laisse pas démonter par l’irritation affichée de son patron, elle va au bout de son idée :

-Pourquoi utiliser un silencieux inutile dans un endroit aussi isolé ?

-Et pourquoi pas, un flingue fait toujours trop de bruit, non ?

Max tente un trait d’humour qu’il trouve génial :

-On a un tueur qui respecte les normes de sécurité en matière d’environnement sonore au boulot ?

L’assistance s’esclaffe, même Angelina peut pas s’empêcher de rigoler à ce trait d’humour pour une fois d’assez bonne qualité mais elle finit :

-Ou alors ils ont pas été tués dans la carrière…

Le silence revient, Max examine quelques secondes sérieusement l’hypothèse…Il répond sur un ton normal cette fois :

-C’est quand même trop improbable, qui aurait les couilles de risquer de se trimballer dans une caisse remplie de cadavres ? Ça tient pas …Ceci dit, ça coûte rien d’essayer de voir si on trouve pas la trace de la bagnole sur des caméras, couillu pour couillu le tueur en avait peut être rien à cirer de se faire filmer…

Max saute sur l’occasion pour se débarrasser de l’emmerdeuse en lui refilant le fastidieux travail…

-Lézouti, puisque vous avez lancé le bazar vous vous y collez !

Début septembre,
La Fine.

Eugène Barlatier dit ‘’La Fine’’, perché sur un haut tabouret, un coude sur le comptoir du bar-tabac de l’Evêché se recommande un Armagnac de la cuvée spéciale du patron, privilège réservé à quelques clients sélectionnés par le propriétaire des lieux correspondants à deux critères, l’un subjectif : avoir l’impression que le nectar sera apprécié à sa juste valeur, l’autre plus objectif : que le client occupe une fonction potentiellement utile pour la bonne marche de son commerce et La Fine remplit parfaitement les deux. Il garde l’alcool en bouche pendant quelques secondes, le laisse descendre par petites gorgées, soufflant doucement par les narines entre chaque pour faire remonter les arômes capiteux dans sa cavité nasale. Comme toujours la nostalgie de l’époque heureuse où il pouvait s’en ‘’griller une’’ en même temps revient. De nos jours, avec toutes les contraintes mises en place pour forcer le peuple à l’abstinence tabagique, on doit se priver de ces antiques menus plaisirs quotidiens si bénéfiques pourtant pour le mental de la populace et le PIB du pays…

Il a résisté longtemps, sa qualité de flic lui permettant de s’affranchir impunément de l’obligation de suivre ces règles mais ce qui l’a finalement fait capituler c’est la réprobation devenue progressivement unanime au fil des ans, affichée plus ou moins ouvertement, allant du simple regard réprobateur ostensiblement appuyé en passant par les remarques acerbes formulées à voix suffisamment haute pour être perçues par tout l’entourage jusqu’au théâtral : je me lève et je sors en agitant la main pour éventer mon pauvre nez pollué …Comme il ne supporte pas de sortir pour fumer, surtout dans le froid, l’hiver, avec la bande d’accros invétérés, zombies jaunâtres et crachotants parmi lesquels il refuse de s’inclure et qui lui filent envie de gerber, il ne fume quasiment plus, il picole plus pour compenser. En fait il a constaté qu’il y gagne, le plaisir procuré par l’alcool étant bien plus intense, varié et subtil, en fonction de la qualité et de l’âge du produit, un vrai aliment comme l’affirment les producteurs si bien défendu par un lobby puissant dans ce pays heureusement pas encore totalement assujéti au dictat hygiéniste anglo-saxon, rien à voir avec une saloperie de poison concocté par des chimistes pour siphonner du pognon directement de la poche des pauvres dans les caisses de multinationales ignobles. En plus, si ça la fout mal de taper une clope, une pratique de clodo, se faire offrir la tournée du Patron est au contraire un signe de considération respecté parmi les buveurs. Alors il finit son verre avec délectation en rêvassant. Justement Gilles, le Gros Gilles, débonnaire patron du troquet, lui remet la sienne, ça sera la toute provisoire dernière pour le moment, il faut qu’il aille parler avec Angelina. L’image de la jeune fille efface toute autre pensée. Quelle nana ! Lui qui ne s’émeut plus pour grand-chose depuis longtemps a été remué au plus profond de l’âme la première fois qu’elle est apparue à la brigade. Ce n’est pas sa spontanéité ou son caractère enjoué à peine voilés par une touchante timidité qui l’ont séduit d’emblée, c’est le fait qu’il n’avait plus rencontré une fille aussi totalement bandante depuis des lustres, en fait depuis l’époque si lointaine de son service militaire effectué en tant que coopérant à Dakar à la fin des années 70, dix-huit mois de vacances extraordinaires payées par l’état, plus de cinq cents soirées de débauche dans les bars et les boîtes de la ville pour y lever chaque jour une ou plusieurs filles pour finir ses nuits, la plus belle période de sa vie, incarnée dans cette créature sublime, sexy bien au-delà de l’ordinaire. Évidemment, en vieux renard rusé il a dissimulé son intérêt réel, paternaliste et serviable il s’est montré pour gagner la confiance de la belle, être admis dans son cercle intime comme ‘’ils’’ disent de nos jours, pour ne pas rater l’opportunité de profiter au maximum de la proximité du phénomène, si apte à réveiller sa libido endormie, envies ressuscitées qu’il assouvit gratuitement chez ses copines tapineuses. En plus Angelina s’est révélée carrément douée pour le métier, un potentiel d’enquêtrice hors pair, hélas brimé par ses collègues abrutis, confirmé dans l’affaire des proxos flingués du début de l’été. La Fine s’est délecté à l’observer, quand elle a été la seule à pointer les éléments clés qui auraient pu permettre de comprendre l’affaire mais elle n’avait aucune chance de pouvoir developer ses dons parmi ce ramassis de débiles, concentré d’incompétence, de racisme et de sexisme. Il aurait pu lui aussi aider à démêler les fils de l’enquête qui s’est enlisée, il a une mémoire exceptionnelle et il est devenu au fil du temps une sorte d’encyclopédie judiciaire ce qui lui permet de trouver des liens oubliés, des similitudes entre les affaires, du sens caché. Il est convaincu que ces meurtres ne sont pas des règlements de compte classiques, qu’il faudrait se concentrer sur les contradictions relevées par Angelina pour les expliquer, que, si le fait que les victimes sont toutes des souteneurs est bien la clé, que ces meurtres sont, comment dire ?… leur propre but, une fin en soi, il a du mal à bien formuler sa propre intuition…Pour qu’elle raison ? Vengeance ? Improbable, il a bien connu quelques rares cas de putes tuant leurs propres maquereaux en se défendant, dans le feu de l’action, mais jamais de cette manière préméditée, méticuleuse, apparement extrêmement bien planifiée. Il a eu envie de s’en mêler, pour une fois intéressé par une enquête, pourtant, poussé par une intuition indéfinissable, il s’est abstenu, il l’a fermée sur ce qu’il a en fait très vaguement entrevu, le pourquoi est mal défini, vague, le sentiment qu’il n’est pas nécessaire d’en savoir plus, que l’élimination certes brutale de quelques barbeaux (il doit être un des derniers à employer ce mot), le plus bas de gamme de la voyouserie, n’est une perte pour personne et, il y a une chose dont il est persuadé, sans preuve, en se basant sur l’aspect, comment dire, mathématique ? C’est que la série d’assassinats est terminée. Ces quatre meurtres finals sont, justement, finals, ils s’inscrivent dans une progression linéaire, découlant les uns des autres, non dans une planification stratégique, horizontale. Les faits lui ont donné raison, il n’y a plus eu aucun proxo exécuté depuis des mois. L’affaire du coup n’intéresse plus les médias, la mort de souteneurs gitans natifs de contrées déshéritées que la plupart des gens sont incapables de situer n’est pas de nature à captiver les foules pendant très longtemps et plus personne n’enquête sérieusement la dessus dans le service, toutes les pistes s’étant révélées des impasses. Le milieu de la prostitution s’est réorganisé sans plus aucun heurts majeur, business as usual, circulez y’a plus rien à voir…

Mais c’est pas l’affaire qui le motive pour voir Angelina de toute urgence, certes ils en ont discuté plus d’une fois, enfin il l’a surtout écoutée en parler, lui s’est bien gardé de diffuser des infos qui auraient pu être utiles. Ce dont il doit lui parler de toute urgence la concerne directement et c’est beaucoup plus grave pour elle. Il adore fouiner, il laisse toujours traîner une oreille, comme il fait depuis longtemps partie des meubles de la maison personne ne se méfie plus de lui, on baisse un peu le ton si on le découvre dans les parages mais il a l’ouïe fine et sait se faufiler sans bruit, ainsi il se tient au courant de tout ce qui se trame, toutes les saloperies qui se disent où se préparent, juste pour le plaisir, histoire d’alimenter son mépris universel envers les humains, lui y compris, une aversion envers l’humanité nourrie de toute la saloperie dans laquelle il a trempé pendant sa vie de flic. Comme il se définit lui-même il est un pur désespéré, au sens strict du terme, sans espoir sur rien. Cet état n’est pas venu d’un coup, genre événement traumatique qui l’aurait fait basculer, non, il a en fait toujours perçu le côté non pas négatif car cela sous entendrait la possibilité d’un côté positif des choses mais il dirait ‘’faiblard’’, de tout…Il n’a jamais su s’extasier ni d’ailleurs s’horrifier de rien de ce qui existe, entendons ce qui existe du fait de ses, hélas, si semblables, il ne trouve pas illégitime de s’intéresser, d’être fasciné par la nature, par contre il trouve le produit de n’importe quelle action humaine banalement cohérent, toujours sinon prévisible au moins facilement explicable. Il a compris que le cerveau humain, enfin la partie non directement utile à la survie, cette part qui différencie vaguement l’humanité des autres bêtes n’est qu’un machin surtout bon à produire des émotions plus que de la pensée, qui nous fait aimer ou pas tel être ou nourriture ou musique ou film ou livre ou un leader politique pour un temps, en nous donnant une impression de libre arbitre illusoire mais en fait en nous permettant juste de fonctionner pour assurer notre reproduction comme n’importe quelle bestiole…Pourtant il a essayé d’y croire, un temps, il a joué le jeu, de l’amour d’abord, une jolie Valérie, brune, sexy, indolente et tellement salope, une vraie nympho, lui, accro comme jamais, a tout accepté pour pouvoir l’avoir à disposition 24 heures sur 24, la paternité d’abord entraînant le mariage, la vie de famille, lui qui bosse et elle qui reste à glander, passant d’un stage de formation au chômage sans daigner s’abaisser à la moindre tâche ménagère, glandeuse mais ultra féministe, évidemment refusant de prendre la pilule, pas détruire mon joli corps féminin si sacré avec l’abominable poison, non non, la contraception naturelle telle est la voie mais l’allergie prétendue au latex je rajoute…C’est ce qui l’a fait prendre le large, terminer ses coïts par le saut de carpe ridicule lui cassait l’envie, du coup sa femme a commencé à aller voir ailleurs pour assouvir ses besoins toujours aussi insatiables, il a divorcé avant de se retrouver en charge des mioches d’autres géniteurs, la pension confortable octroyée par la juge à sa femme qui obtint sans difficulté la garde de leur fils étant le prix à payer pour retrouver sa liberté. Il s’est vaguement intéressé à son fils, Marlon, prénom ridicule choisit par Valérie, le ‘’Dernier Tango à Paris‘’ et Brando étant son film et son acteur préférés, évidemment identification complète avec Jeanne, l’héroïne du film, et je fais tout pour accentuer l’incontestable ressemblance avec Maria Shneidder qui interprétait le rôle.

Mais Marlon, passé les âges charmants s’est révélé un enfant banal, doué mais raisonnable, tellement conformiste, La Fine et lui s’emmerdaient ensemble, il a de plus en plus espacé les visites. Marlon à étudié l’informatique, le domaine prometteur de l’époque, a inventé des systèmes, recruté par des boites de la Silicon Valley il est devenu très riche, il est après quelques années rentré en Europe pour monter sa propre boite installée à Dublin pour échapper aux impôts qui ont payé son éducation grâce au salaire de fonctionnaire de son père, il s’est marié et a fait plein de gosses, a divorcé, s’est remarié, à fait d’autres gosses, La Fine a perdu le décompte, tout ça l’indiffère prodigieusement, ça fait des années qu’ils se sont pas vus, il ne le reconnaîtrait peut être pas s’il le croisait dans la rue.

Alors il est là, à siroter sa fine, peinard et agréablement démotivé, à ricaner en observant le monde dont il perçoit avec une acuité remarquable surtout les travers, il se délecte des foirades, il est capable de tout dénigrer, il peut prendre n’importe quel argument pour et le retourner facilement en contre et inversement, dans tous les domaines, sans autre but que ce ricanement gratifiant qui le définit…

Son seul grand plaisir qui découle du premier est de foutre autant que faire se peut la merde entre les gens, d’instiller un peu plus de chaos dans un monde qui part déjà bien en sucette, encore une expression désuète qu’il se complaît à utiliser. Et là il a du lourd, il jubile, il n’a aucune idée sur ce que pourront être les conséquences de ce qu’il va confier à Angelina mais il est sur de : 1) cela évitera le pire pour elle 2) si elle réagit (et il compte bien l’y inciter) ça devrait foutre une belle pagaye.

Alors c’est parti…

Il descend de son tabouret, oups, petit tournis, ça vacille un peu, décidément cet Armagnac est de première, il s’appuie quelques secondes au comptoir pour attendre que ça passe un chouïa, tenter de s’assurer une sortie à peu près digne…

Il se lance vers la double porte vitrée d’un pas décidé mais en suivant une ligne approximativement droite.

Début septembre,
Grande Palabre.

Angelina a sauté dans un taxi à sa descente du TGV à Lyon-Perrache pour rejoindre au plus vite la maison, pas l’énergie pour endurer le trajet dans un bus bondé. La révélation par La Fine de ce qui se trame contre elle l’a plongée dans une profonde détresse, depuis hier elle est en panique, ne peut plus penser, hébétée d’inquiétude, elle passe d’une crise de larmes au plus profond abattement, elle n’a plus qu’une idée en tête, un besoin lancinant, se réfugier auprès de ses deux mères, en sécurité dans le cocon de la vieille maison pour s’y faire consoler, cajoler, pour se laisser aller, prendre en charge…Elle n’a pas prévenu de son arrivée, elle a sauté dans le premier train, n’a pas daigné signaler son absence au commissariat, elle a juste fui…

Elle court vers ses chéries, ça tombe bien le chauffeur de taxi est un énervé, un vrai ‘’gone’’ hargneux, il fonce en maugréant contre ces larves de conducteurs qui se traînent, contre les piétons craintifs et disciplinés qui allument les feux des passages piétons pour traverser, contre les piétons téméraires qui traversent sans crainte du trafic, contre les longs trajets dans les banlieues qui l’éloignent trop de sa base, avec regard courroucé dans le rétroviseur manière de bien se faire comprendre par la cliente bien trop noire pour son goût de fidèle frontiste. Il termine la course, le cas de le dire, en un temps record. Elle paye en octroyant un pourboire royal qui effare le zélateur de La Marine, tout miel gentil il devient :

-Merci jolie dame, une bonne soirée…

Angelina a déjà sauté de la voiture, elle court dans l’allée flanquée de platanes centenaires, elle ne sent pas le crachin de cette fin octobre qui se colle à ses cheveux, ruisselle dans son cou, elle veut juste arriver, vite, vite…Enfin elle franchit la vieille porte vitrée qui n’est jamais fermée, laisse tomber son manteau et son sac en vrac sur les superbes carreaux de ciments du hall d’entrée. Elle ouvre la porte du salon et tombe en arrêt devant la scène qu’elle découvre. Trois corps sont vautrés sur un tas de coussins et d’édredons entassés au pied de l’immense cheminée de marbre gris dans laquelle se consume deux énormes bûches qui irradient la chaleur de leur braise dans toute la pièce. Trois corps enlacés, mélangés, embrassés, deux bouteilles de vin, des assiettes de victuailles sont posées sur le sol à portée des mains qui tiennent des verres ventrus grands comme des ballons de hand ball, mains que prolongent les bras de Fatou, de Violaine et d’une fille superbe dotée d’un corps opulent, toutes les trois sont seulement vêtues de peignoirs confortables qui ne limitent en rien les contacts entre les corps, trois têtes aux mines effarées se tournent avec un bel ensemble vers Angelina qui est là, debout les bras ballants comme une idiote, complètement décontenancée, elle est venue se faire réconforter et elle tombe sur une orgie…Certes elle sait depuis longtemps que sa mère et sa marraine sont devenues un vrai couple, elle l’a découvert quand elle allait encore au collège, découvert c’est pas le mot, elle a été témoin au quotidien de l’intimité grandissante entre les deux femmes, elle a su, en observant le changement opéré sur sa mère qui se décontractait, se laissait aller à accepter une part toujours plus grande des manifestations physiques de l’attirance évidente de Violaine envers elle que ‘’ça’’ se passerait…Elle a compris que Fatou avait succombé en constatant amusée les efforts que les deux nouvelles amantes déployaient pour tenter de lui cacher leur relation, les mains qui se lâchent, les corps qui s’éloignent vivement quand elle rentrait dans une pièce. Elle en était infiniment heureuse pour sa mère, c’était pour elle l’aboutissement logique de l’évolution bénéfique de Fatou, de son ouverture sur le monde au contact de Violaine. Elle n’aurait pu espérer mieux, Fatou et Violaine ensemble, les deux êtres qu’elle aime le plus au monde réunis en un vrai couple. En même temps cela lui apparaissait évident, naturel et logique, presque inéluctable. Elle ne s’endormait plus que bercée par les bruits des déplacements furtifs dans les couloirs des amantes qui se rejoignaient pour passer leurs nuits ensemble.

Quand elle fût certaine après plusieurs mois que la relation était bien partie pour durer elle mit fin à leur gêne en leur demandant en rigolant si elles allaient être parmi les premières à profiter de la nouvelle loi sur le mariage gay qui venait d’être votée…

Mais là elle voulait juste ses mamans dispos pour elle, pas en train de…de…

Les trois se lèvent en refermant leur peignoir, pas assez vite pour qu’Angelina n’ait le temps d’apercevoir en bas du ventre de la grande beauté un…mais oui, elle est sûre d’avoir bien vu et c’est un peu trop pour elle, la, maintenant : elle fond en larmes, le corps secoué de gros sanglots irrépressibles qui ruissellent sur ses joues, son cou, une morve fluide de bébé coule de son nez, lui rentre dans la bouche…Fatou se précipite sur sa fille sans prendre le temps de refermer son peignoir sur ses formes généreuses qui ne demandent qu’à s’en échapper, la prend dans ses bras, la couvre de bisous, la serre fort, c’est exactement ce qu’Angelina est venue quémander, elle se laisse guider vers la chaleur et les coussins devant la cheminée, Fatou fait signe aux deux autres de s’éclipser, elle l’enveloppe, la berce, chaleur du corps parfumé d’un côté et de la cheminée de l’autre, jusqu’à ce qu’elle se calme. Elle finit par dire :

-Excusez-moi, je voulais pas vous déranger, c’est nul de débarquer comme ça j’aurais dú prévenir…

-Maïs non, tu viens quand tu veux, tu as jamais besoin de prévenir, Renata est notre amie, elle va te plaire…

Avant qu’Angelina n’aie pu protester elle appelle :

-Violaine, Renata, venez…

Les deux autres comparses apparaissent, Violaine vient enlacer le côté de sa filleule laissé libre par Fatou, la Renata s’assoit gracieusement sur les coussins en prenant soin de ne rien laisser s’échapper du peignoir, lui sourit aimablement, irradiante de gentillesse et de douceur qui va droit au cœur d’Angelina.

Fatou fait les présentations :

-Renata, une très grande amie, et pas seulement par la taille…Angelina, notre fille…

Renata répond d’une voix agréable, profonde, avec un accent Brésilien marqué, suave...

-Enchanté Angelina, depuis que j’entend parler de toi…

Angelina est intimidée et un peu décontenancée par cette…créature, le ‘’détail’’ tout sauf petit qu’elle a entraperçu avant que Renata ne le cache dans son peignoir ne laissant pas de doute sur l’ambiguïté du personnage mais elle est encore plus sensible à la bienveillance que cette Renata irradie, elle est comme un aimant de gentillesse et de douceur, sexy aussi mais paradoxalement sans aucune trivialité, sensuelle dans le vrai sens du terme, elle provoque une stimulation sensorielle totale, genre on a envie de s’asseoir sur ses genoux pour y déguster un gâteau pendant qu’elle te caresse et te fait des bisous dans le cou …Elle comprend, mieux, elle admet en quelques minutes le type de relations qui s’est établie entre les trois, pourquoi elle est là, avec ses mamans, leur complicité…Il y a aussi autre chose qui l’attire chez elle, plus difficile à saisir, mais elles se…ressemblent, Renata apparaît comme une Super Angelina de BD ou de jeux vidéo, même formes, même coiffure, même couleur de peau, même leur visage est proche, lèvres, dents, grands yeux mais tout est augmenté, une Angelina plus grande, plus forte, plus sûre d’elle, plus expérimentée en tout et dotée d’un sexe de plus, une Super Angelina capable de tout affronter sans frémir…

-Tu veux un verre de Saint-Julien ? On fait une soirée Médoc, je te propose un château Ducru-Beaucaillou 1961 ?

Renata lui remplit un verre tout en parlant, sa voix fabuleuse donnant à Angelina l’impression que le Grand Cru est déjà au contact de ses papilles. Elle lui tend le verre avec une assiette garnie de micro tranches de jambon Bellota et de petits cubes de Parmesan.

Angelina que toutes ces émotions ont creusée se jette sur les délices, le vin qui est déjà vraiment fabuleux est incroyablement magnifié par les amuses gueules de luxe. Elle finit son verre, sent l’alcool lui réchauffer le bide, elle sourit enfin et commence à répéter ce que La Fine lui a révélé et qui l’a tant bouleversé, ça se résume# en quelques mots : lors de la prochaine Saint Michel, fête du saint patron de la police le 29 septembre, dans trois semaines, Max et ses deux fidèles lieutenants ont planifié de ‘’se la faire’’, de grés ou de force, après l’avoir soûlée…Ses trois auditrices sont horrifiées, révoltées, Renata résume l’opinion générale dans sa langue d’origine :

-Caralho ! Que filho de puta !

Après les réactions outrées provoquée par ses paroles, Violaine pose la première la question évidente :

-Tu vas faire quoi ? Tu peux pas retourner…

Fatou rajoute :

-Tu vas porter plainte ?

Angelina essaye de répondre :

-Ça servirait à quoi ? Pour le moment il s’est rien passé, on peut pas se plaindre sans crime…Je crois que tu as raison Violaine, le mieux c’est de pas y retourner, de toutes façons c’est pas pour moi ce boulot, c’est tellement nul, je sais même plus comment j’ai pu avoir envie d’être flic, c’est encore plus dégueulasse que ce qu’on en dit en fait…En fait ça fait longtemps que je veux arrêter, j’avais juste pas le courage d’admettre que je me suis lamentablement plantée, je pourrai reprendre des études dans un domaine plus stimulant…

Fatou conclu tristement :

-Alors il va s’en tirer…

-je vois pas quoi faire, j’ai qu’une envie c’est plus voir leurs sales gueules…

Un silence s’établit pendant quelques secondes. Fatou reprend, déjà en train de voir le bon côté des choses, bonne nature reprenant très vite le dessus :

-Tu vas voir on va te faire oublier tout ça, allez, trinquons à ton retour…

Les quatre lèvent leurs verres, Angelina, pensive, bois, reprend :

-À mon retour…(après quelques secondes)…Mais ça me fais quand même chier de le, de les laisser s’en tirer, j’aimerais tant leur faire du mal…

Renata qui ne s’est pas manifestée jusque là intervient :

-Tu peux si tu veux, j’ai un plan, peut être…

Six yeux interrogatifs se tournent vers elle. Angelina répond :

-Tu as un plan ?

-Je crois (elle prononce jjéé krrrooaaa, on a l’impression que toutes les lettres sont au minimum dédoublées)

Elle rajoute :

-En fait je crois pas, je sais et je connais beaucoup de monde pour aider à rrrééalizéé…

Et elle entreprend d’exposer le plan en question, simple dans son principe. Elles se lancent dans une discussion animée, évaluant les risques, décortiquant chaque détails, Renata révèle des dons d’organisatrice hors pair, elle prend tout en charge avec une autorité naturelle, elle a effectivement un carnet d’adresse d’ ‘’obligés’’ qui ne peuvent lui refuser aucun service, après des heures de palabre tous les obstacles semblent aplanis, une seule question subsiste, Renata fini par la poser :

-Angelina ma chérie (ça y est elle est devenue sa chérie…) maintenant tout dépend de toi, si tu veux on le fait, mais ça reste quand même un peu risqué…Et ça t’oblige à retourner, les supporter encore un moment…Aussi il va falloir gérer la suite…

Angelina est un peu grisée par la fatigue et le bon vin, elle ne réfléchit pas trop longtemps avant de répondre :

-On le fait…Je vais me les faire ces connards…

Elle répartit ce qui reste de la dernière bouteille ouverte, Margaux, château Kirwan 1966 dans leurs verres vides. Elle lève le sien.

-A la vengeance ! Et à la réussite du plan de Renata.

Elles trinquent, Angelina ajoute :

-Par contre la, je suis quand même bien bourrée, si demain je change d’avis faudra pas m’en vouloir…

Protestation générales, embrassades rassureuses, rafales de bisous…Elle finit son verre, pas laisser perdre la merveille…

-Je tombe de sommeil il faut que j’aille dormir…

Mi-octobre,
Max.

Comme chaque matin avant de sortir Max embrasse ses quatre enfants dont le plus âgé a tout juste quatre ans. Deux filles et deux garçons, tous parfaitement blonds comme leur mère. Comme chaque matin une bouffée d’orgueil et d’amour paternel l’envahit. Comme chaque matin la génitrice de ses merveilles l’accompagne sur le perron du Château de la Rouviere, une belle bâtisse provençale du 18e siècle. Elle l’enlace amoureusement, son corps souple se colle à lui, elle sent encore la nuit, il l’embrasse longuement, elle allaite toujours Mireille, la petite dernière et ses seins gonflés s’échappent du peignoir, se compriment sur la poitrine de Max, elle perçoit son désir qui se réveille, comprime d’une main péremptoire à la limite de la douleur son début d’érection à travers son jean...

-À ce soir mon amour…

Max descend souplement les marches de l’escalier en marbre à double révolution, il sait qu’elle ne le quittera pas des yeux avant qu’il n’ait disparu de son champ de vision.

Il monte dans sa Jeep et s’éloigne dans l’allée flanquée de platanes majestueux. Il débouche sur la D57 et tourne à gauche en direction de Trets. Il accélère inutilement sur la petite route juste pour le plaisir de sentir le monstrueux moteur V8 de 5,7 litres libérer la puissance de ses 350 chevaux. Ils ont acheté avec Charlotte ce parfaitement surnommé ‘’tank urbain’’ par les journalistes des revues automobiles pour pouvoir trimballer leur marmaille en toute sécurité, étant entendu qu’en cas de choc avec une autre voiture la sécurité des autres enfants éventuellement écrabouillés à l’intérieur d’une caisse normale compressée par les trois tonnes de la Jeep ne rentre pas en considération. Cependant ses velléités de conduite virile ne durent que quelques minutes, bientôt il ralentit inconsciemment et se met à rouler comme un papy, incapable de se concentrer sur sa conduite, l’inquiétude qui l’étreint depuis quelques jours dès qu’il se trouve seul revient, le plonge dans une cogitation intense qui mobilise toute sa concentration. Lui qui baignait dans un bonheur parfait…Aussi loin que remontent ses souvenirs il n’a jamais ressenti un tel malaise.

Fils cadet d’entrepreneurs varois qui se sont taillé un petit empire dans les déménagements il n’a éprouvé aucune difficulté dans la vie. Une enfance heureuse, choyée, seul garçon d’une fratrie de quatre, ses parents ambitionnaient évidemment qu’il reprenne l’entreprise familiale à son compte. C’était sans compter sur le caractère paresseux et jouisseur qu’il a développé à l’adolescence, conséquence probable d’une enfance ultra gâtée, de prédispositions naturelles et d’une combinaison idéale de gènes qui le dotèrent d’un physique agréable, modelé harmonieusement par la pratique intense d’un sport confidentiel mais exigeant, le water polo, dans lequel il excellait. Ce physique avantageux et des capacités intellectuelles limitées lui permirent d’éviter toutes les angoisses adolescentes partagées par les autres garçons de sa génération. Doté d’une inébranlable confiance en soi il a eu un succès phénoménal parmi les filles, il n’avait que l’embarras du choix parmi des cohortes de groupies en concurrence permanente pour attirer son attention. Il n’a de toutes les années passées au collège et au lycée que le souvenir d’une longue fête ininterrompue. Ses résultats étaient si mauvais qu’il n’avait aucune chance de passer un bac et surtout de suivre les études de commerce dont rêvaient ses parents. Ils lui payèrent une année dans la plus cotée des ‘boites à bac’’ de la région PACA, à Nice. Hélas pour ses parents atterrés, il leur annonça à peine le précieux diplôme en poche qu’il n’était pas question pour lui de suivre de fastidieuses études commerciales inutiles car il n’avait pas l’intention de passer sa vie dans le déménagement, qu’il visait plus haut, sans préciser exactement quelle était la cible en question. En fait il n’en avait aucune idée, tout ce qu’il voulait était de prolonger la fête, ce qu’il fit pendant encore quelques mois jusqu’à ce que ses parents excédés menacent de lui couper les vivres. Poussé par la nécessité il annonça qu’il voulait devenir avocat, profession mûrement choisie pour la longueur des études et le fait que la faculté de droit la plus réputée se trouvait à Aix, ville classée à cette époque plusieurs années à la suite comme étant la plus sexy de France par des magazines branchés. Ce classement prenant en compte entre autres la quantité de filles célibataires et le rapport entre le nombre d’habitants et celui des boîtes de nuits, il eut l’intuition qu’il partait au paradis, intuition qui se transforma en certitude quand il fut confortablement installé dans un luxueux studio avec terrasse dominant les toits du centre ville, tout ça généreusement payé par des parents ravis de voir le cher rejeton redevenu sérieux, l’imaginant bientôt à la tête d’un grand cabinet prestigieux d’avocats. Max réussît, en utilisant toutes les astuces, une grosse déprime qui lui permit de redoubler pour raison thérapeutique, une malencontreuse série d’accidents divers, à passer cinq ans en fac pour obtenir une licence de droit. La quantité d’énergie à fournir pour continuer des études fastidieuses combinée avec le fait que ses meilleurs potes de soirées l’incitaient à suivre comme eux une carrière dans l’administration et un goût prononcé pour les polars musclés au cinéma le décidèrent à entrer dans la police. Chance, un oncle très haut placé au ministère de l’intérieur compensa efficacement ses faiblesses certaines sur le plan théorique en le pistonnant outrageusement. Par contre, côté sportif, tir, sports de combat, il excellait ce qui lui permit d’être nommé, toujours grâce au piston du tonton directement à la crim’ de Paris. Fabuleusement logé dans un appartement familial idéalement situé au dernier étage de la rue Tournon, au cœur du quartier latin et à deux pas du commissariat général au quai des Orfèvres il reprit illico sa vie de fêtard, sa carte de police flambant neuve étant le parfait sésame pour lui donner accès sans limite aux meilleurs lieux de débauche de la capitale. Grâce à sa belle gueule, son aplomb et son pouvoir de séduction parfaitement maîtrisé combinés avec une capacité innée pour repérer les personnalités disposant des meilleurs leviers il ne tarda pas à s’y constituer un carnet de contacts idéal qui lui permît d’élaborer une stratégie imparable pour gravir sans effort les échelons hiérarchiques : 1) repérer les conflits larvés au seins du monde interlope des truands variés qu’il fréquentait à longueur de nuit. 2) transformer les rivalités en haine tenace en y infusant des infos crédibles pour nourrir les paranos indissociables du fonctionnement des métiers voyousards. 3) passer un accord avec les plus puissants des antagonistes en vue d’éliminer un plus faible par des moyens légaux en le faisant “tomber” grâce à un dossier solidement étayé par les tuyaux précis fournis par ses nouveaux alliés. Grâce à ce stratagème Max et la petite équipe d’inspecteurs dévoués qu’il sélectionna aussi pendant sa vie nocturne apparurent très vite comme une équipe de super flics ultra efficaces. Il fut nommé commissaire, le plus jeune de France, en un temps record. Max devint la super star de la Crim’, toute sa hiérarchie, jusqu’au ministre, utilisant sa belle gueule pour en faire le porte parole médiatique d’une nouvelle police, dynamique, jeune, efficace et branchée. Il devint pendant plusieurs années le policier chouchou des plateaux télés et des ministres de l’intérieur successifs qui adoraient se faire mousser en paradant au côté de ce Superflic si télégénique. Hélas pour lui il se fit aussi quelques solides ennemis chez les plus vieux fonctionnaires de la maison et il finît par se trouver dans le collimateur des policiers à l’ancienne de l’IGN, discrets, tenaces, le nez plongé dans les dossiers, capables de planquer des heures pour observer leurs proies. Le dossier solidement étayé de ses accointances avec le Milieu finit par atterrir sur le bureau du ministre. Il fut décidé de le muter discrètement, avec promotion, pour éviter le risque d’un scandale qui éclabousserait toute la crème flicardière.

Max, après avoir du supporter quelques (tout relativement) pénibles remontrances se retrouva donc à diriger une nouvelle brigade à Lyon. Il ne lui fallût que quelques jours pour se persuader que cette ville n’avait rien à envier à la capitale en termes de possibilités fêtardes et de fructueuses rencontres nocturnes. En quelques mois il recréa le clone lyonnais de son précédent réseau parisien, quoiqu’en s’efforçant dans un premier temps à plus de discrétion pour tenter de ne pas alerter les “bœuf-carottes” locaux. Sa nouvelle vie s’organisa, calquée sur la précédente, appart de luxe avec terrasse dominant les toits du vieux quartier de La Croix Rousse, filles à gogo, vie principalement nocturne, création d’un nouveau carnet de contacts bien rempli de personnalités en vue pour la journée et de plus discrètes mais pas moins puissantes pour la nuit. Les mêmes causes créant les mêmes effets il finît par se retrouver de nouveau promu flic superstar montré en exemple mais aussi, plus discrètement, le centre d’une enquête de l’IGN de Lyon. Lui baignait dans une insouciance totale, une vie de jouissance permanente, principalement nocturne, n’apparaissant au bureau que pour “diriger” ses enquêtes bidons, menées par une équipe de “bras cassés” encore plus dévouée que la précédente, recrutée sur des critères très stricts d’absence de toute trace de moralité. Il avait trente cinq ans, le plein contrôle d’une vie rêvée, il n’en savait rien mais tout allait changer quand il accompagna une de ses éminentes connaissances dans un salon viticole. Lui n’était jusque là guère attiré par les bons crus, il préférait se “refaire la chètron” comme il disait, à coup de Cocktails et de Coke, il considérait le pinard comme une boisson de vieux. Cela changea radicalement quand il tomba sur le stand du Château de la Rouviere, nouveau cru à la mode des Côtes de Provence et surtout sur sa propriétaire, Bérangère du Pontet de Rouviere, parfaitement blonde sans le coté vicking, au contraire, un visage anguleux plus méditerranéen que nordique, mince mais aux formes marquées, Max, habitué des filles désinhibées de la nuit n’avait jamais rencontré une femme qui lui donne une telle impression de distinction. Le coup de foudre fut réciproque, Bérangère, fut, elle, subjuguée par ce spécimen irradiant la virilité, sachant d’instinct qu’elle venait de rencontrer l’étalon idéal pour lui donner la ribambelle de marmots dont elle rêvait et pour qui, fervente catholique, elle s’était farouchement préservée jusqu’à l’âge de 24 ans. Max qui était raide amoureux et malade de désir savamment attisé par une Bérangère consentant à toutes les caresses mais refusant inflexiblement de perdre sa virginité avant d’être religieusement épousée accepta toutes les conditions imposées sans discuter pour avoir le droit de l’assouvir, fiançailles, mariage en grande pompe à la cathédrale d’Aix. Chance pour lui, une fois leur union bénie par l’Archevêque en personne, Bérangère se révéla une amante insatiable, Max pour la première fois de sa vie il n’avait plus aucune autre envie que de la retrouver au plus vite pour se jeter dans ce corps perpétuellement avide. Tous les soirs il se tapait le trajet de Lyon jusqu’à Aix, ne retournant en général que juste avant midi le lendemain. Chance pour lui la nouvelle enquête de l’IGS le concernant aboutît sur le bureau du préfet du Rhône à ce moment précis. Il accepta donc sans discuter une nouvelle mutation, avec promotion naturellement. Sans difficulté il obtint d’être muté pour rapprochement familial à Marseille par contre “On” lui fit savoir qu’en “Haut Lieu”, (comprendre le tout nouveau ministre de l’intérieur), espérait qu’il éviterait de se faire remarquer à son nouveau poste, qui pourrait être son dernier en cas de nouvelles frasques et qu’il resterait sous la surveillance constante de l’IGS. Ça tombait bien, Max n’avait plus aucune velléité de débauche, il ne rêvait que d’amour conjugal et de vie familiale, Bérangère enceinte depuis quelques mois étant devenue si c’était possible encore plus désirable et la perspective de devenir père le remplissait d’une fierté instinctive, son subconscient lui dictant, sans qu’il en prenne réellement conscience, que procréer serait le vrai but de son existence. Cette vie idéale durait maintenant depuis des années, Bérangère pondait un nouveau marmot blond par an, son désir pour elle ne faiblissait pas, bien sur il avait recommencé à baiser ailleurs sans avoir besoin d’élaborer des stratagèmes élaborés pour se cacher, sa femme étant ingénument persuadée que ses saillies quotidiennes valaient comme preuve de fidélité. En plus elle était sur-occupée entre la gestion du domaine et les enfants pendant que lui partait essayer de se la jouer super flic, tâche à peine un peu plus ardue depuis qu’il s’efforçait de suivre les règles, ce qui malgré tout mobilisait une grande partie de son énergie, ses compétences réelles étant bien en dessous de celles qu’il estimait posséder mais il aimait sincèrement son boulot, en s’auto-confondant toujours avec un flic parfait de cinema. Grasse cerise sur le gâteau il était “pété de cash”, l’entreprise familiale prospérait ayant été finalement reprise par ses sœurs qui se révélaient infiniment plus compétentes qu’il n’aurait pu l’être et elles lui versaient de substantiels dividendes, manne qu’il utilisait pour racheter des parts du domaine à sa femme, son salaire de commissaire lui servant exclusivement à couvrir son train de vie personnel luxueux. Bref tout baignait dans le Nirvâna Maxien, aucun nuage dans le ciel bleu immaculé…

Jusqu’à cette putain de soirée et “l’incident” avec cette connasse !

La pute vérolée ! Son rêve ? Qu’elle se prenne une balle et qu’elle crève, idéalement sous ses yeux pour qu’il jouisse du spectacle. Comme il l’a hait ! Depuis la soirée elle n’est pas revenue bosser, arrêt “maladie”, mais il appréhende son retour, que va-t-il pouvoir trouver pour l’écraser comme une punaise ? En plus il a perçu un changement dans l’équipe, une hostilité, à part ses plus fidèles lieutenants on lui tire la gueule. Chaque matin il doit se forcer pour ne pas faire demi tour avant d’entrer à l’Evêché.

En arrivant il se compose une attitude, avant tout ne rien laisser paraître…Il lance un salut jovial aux fliquettes de l’accueil qui lui répondent nettement plus froidement. Une brunette qu’il a pourtant niquée somptueusement lui annonce :

-Tu es attendu chez le Boss, Max…

Le sourire forcé disparaît, mais il tente de conserver une expression indifférente, peu concernée…

-Ha bon ? Il se passe quoi ? La fille répond sèchement :

-Ils ont dit que c’est urgent. Max qui a bien perçu le pluriel appuyé du pronom insiste :

-“Ils” ? Qui est là ?

-Le Boss, le Préfet, d’autres huiles…

Max en oublie de composer et c’est avec une mine parfaitement atterrée qu’il se dirige vers les ascenseurs, inconscient des hôtesses qui se marrent, en déployant toute la panoplie de la gestuelle appréciative cagole, main secouée verticalement devant la figure, bouche ouverte yeux écarquillés de la parfaite estomaquée, accompagné d’un “boouudiioouu” qui finit en gloussements de plaisir.

Mi-octobre,
Épuration.

Max monte au Saint du Saint, dernier étage de l’ Évéché, en fait un immeuble assez moche du début des années 50 construit à n’en pas douter sur l’emplacement d’un antique bâtiment magnifique où se trouve le bureau du Directeur Régional de la Police Judiciaire. Il n’a pas besoin de frapper, un ‘’bleu’’de garde le salut et lui ouvre la porte, annonce son nom et son titre.

Il entre dans une pièce spacieuse, vue sur le port, les îles du Frioul, ciel et mer ultra bleus, moutons blancs soulevés par un Mistral soutenu. Un bureau en verre et métal et des fauteuils confortables d’un côté de la pièce, de l’autre une table de réunion du même designer entouré d’une douzaine de chaises, des tableaux de maîtres modernes marseillais et un écran de télé géant occupent une bonne partie des murs.

Le directeur est assis derrière son bureau, un type banal, corpulent et chauve, courte barbe poivre et sel qui regarde entrer Max avec un air tout sauf amical, plutôt genre hyper emmerdé qu’on prend quand on est obligé de supporter un casse-burnes…

Dans les fauteuils en face de lui une femme en tailleur genre Chanel ou Prada, blonde, chignon, binocles et montre en or, beaux yeux bleus, quinqua avec juste ce qu’il faut de gras pour diminuer les rides que Max, malgré son inquiétude, catalogue illico d’ultra baisable. Il tente un regard appuyé dans lequel il essaye de faire passer le message ‘’quand et où tu veux’’, on sait jamais, s’en faire une alliée secrète mais la femme détourne les yeux, merde c’est raté. Il reconnaît, hélas, instantanément le troisième personnage, un petit maigre au visage crispé qui accentue son air dégoûté en voyant Max. Le directeur fait les présentations :

-Commissaire Maxime Pons…

Ton accablé du médecin qui annonce un cancer…Les deux autres s’abstenant ostensiblement de formuler un machinal ‘’enchanté’’ il poursuit :

-Marthe Imbert, Préfète des Bouches du Rhône, Commissaire Jean-Paul Poulard, directeur régional de l’IGS.

Il se lève en parlant, désigne la grande table :

-Allons nous asseoir.

Max prend conscience alors des autres personnes assises autour de la table qui confirment par leur présence le but de cette réunion…Une onde de panique lui envahit les tripes, il est tenté de fuir pour éviter d’avoir à affronter la suite…Sa pensée et bloquée sur une bordée de jurons :

‘’Putain de merde…Oh putain de putain de meeerde…’’

Il y’a La Fine, regard sardonique, ricanement de jubilation bien sonore, Angelina qui est occupée à contempler la vue pour pas croiser le regard de Max et ses deux proches lieutenants, qui tentent un ‘’salut Max’’ jovial qui sonne faux. Tout le monde s’assoit, Max choisit un siège à côté de ses potes qui lui évite de voir directement Angelina. Le directeur prend la parole en s’adressant plus particulièrement à Max et ses subalternes :

-Vous vous doutez pourquoi nous sommes réunis, je vais pas perdre mon temps en paroles superflues, n’est-ce pas ?

Il dévisage les flics un à un, Angelina essaye de rester impassible, La fine émet un ricanement approbateur, les deux arpètes échangent un regard incertain, seul Max trouve utile de la ramener :

-Euuh…En fait pas vraiment monsieur le dir…

Le directeur, impatienté, le coupe :

-Ben voyons, Commissaire…Ça tombe bien, on a un film édifiant pour vous éclairer…

Il s’empare de la télécommande, allume la télé et démarre la lecture d’une clef usb. Des images de bonne qualité, prises manifestement par des caméras différentes vu les angles de vue variés se mettent à défiler. On voit d’abord juste une pièce vide, meublée de banquettes lits genre ‘’clic-clac’’ dans laquelle les flics présent reconnaissent leur propre salle de repos utilisée pendant les nuits de garde puis quatre personnes entrent, Max et ses deux acolytes hilares, traînant une Angelina à la démarche hésitante. Le son est très bon, des plaisanteries graveleuses fusent pendant qu’ils déshabillent en palpant chaque partie dévoilée de son corps une Angelina docile au sourire niais, à l’évidence pas dans son état normal, protestant mollement des vagues ‘’nooon…qu’est-ce que vous faites…pas la culotte…’’ Les trois se marrent, Granier chante, faux, dans une lamentable tentative d’imitation de Joe Cocker l’air célèbre de 9 semaines ½ :

- ‘’ Take off your shoes……you can live your hat on…

Le Gall rajoute, hilare :

-Elle va rien garder, elle a pas de chapeau…

Quand le strip forcé est terminé Max ordonne :

-Ok les mecs, barrez-vous et gardez la porte…

Granier et LeGall sortent, Max déplie un des canapés, Angelina s’assoit machinalement dessus et reste la sans réaction, Max se déssape, dévoilant une érection tenace, force sans ménagement Angelina à s’allonger en lui repliant les jambes au niveau de la tête, collant sa bouche sur la sienne pendant qu’il l’a pénètre brutalement…À ce moment là porte s’ouvre à la volée, La Fine bondit dans la chambre arme au poing suivit par les deux vigiles impuissants, colle le canon sur la tempe de Max :

-Dégage enculé, ou je te fume…

Max se recule, veut se redresser…

-Non, à plat ventre par terre, bras bien écartés…Laaa…

Il tourne son flingue vers les deux autres :

-Vous aussi, par terre…

Quand les trois sont neutralisés il entreprend de revêtir sommairement Angelina, ignorant les sous vêtements qu’il glisse dans une de ses poches. Ensuite il menotte les agresseurs entre eux et à un radiateur, jette les clefs hors de portée…

Le directeur interrompt la projection et commente :

-La suite est sans intérêt, pas la peine de passer une heure à voir vos efforts pour vous libérer.

Max bondit de sa chaise :

-Connasse, pute, tu m’a piégé...

Le directeur se lève, hurle d’une voix effrayante, glaçante, surprenante venant d’un personnage si haut placé…

-Assis, sale con, vous vous croyez ou ?

Il désigne les deux arpètes :

-Vous, les deux clebs, vous maîtrisez votre maimaître…Le Gall et Granier forcent Max à se rasseoir en posant chacun une main sur ses épaules.

Le directeur reprend comme s’il ne s’était rien passé.

-Et oui, pauvre con, elle vous a piégé mais vous l’avez violée…

Max tente une protestation :

-Violée ? Elle a pas l’air de se plaindre non ?

Le directeur n’est pas du genre patient, il a gravi patiemment tous les échelons de la carrière avant d’arriver à son poste, il croit en sa mission, il éprouve une aversion profonde envers les flics sans morale, il replonge dans une colère noire, se dresse et hurle en pointant le doigt sur Max :

-Espèce de connard vous nous prenez pour qui ? Vous l’avez droguée au GHB vous croyez qu’ils ont fait quoi ? (il désigne Angelina et La Fine) C’est des flics, ils ont toutes les preuves, ont toutes les analyses, avec le film ils ont de quoi vous envoyer aux assises .

Il se rassoit, reprend calmement :

-…Ce qui nous met tous dans une situation merdique…Je résume…D’abord il y a nous, je veux dire les ‘’autorités’’ (il se tourne vers la préfète), qui nous retrouvons avec cette merde à gérer…Nous ne pouvons évidemment pas nous permettre de laisser fuiter cette affaire, la police a vraiment pas besoin de ça en ce moment, les médias se feraient un plaisir de nous étriller. Pour ce qu’il en est de vous, l’abruti, et vos deux pieds-nickelés, c’est plus simple, le lieutenant Lezoutie ne portera plainte que si on accède pas à ses exigences, elle demandait à ce que vous dégagiez purement et simplement de la police…Le problème est que révoquer trois flics, dont un commissaire, en même temps sans avoir à s’expliquer publiquement est quasiment impossible. Donc le ministère a proposé un compromis…

Il se tourne vers la préfète qui prend la parole :

-Nous proposons de muter les deux lieutenants dans des postes sans responsabilité pour y attendre leur retraite sans faire de vague en gérant des conflits de voisinage, Saint-Flour dans le Cantal pour l’un, Die dans la Drôme pour l’autre…C’est ça ou la démission, à vous de choisir. Pour ce qui est de Monsieur Pons…(Elle omet volontairement de lui donner son titre)…nous suivrons la recommandation de l’IGS…

Comme dans une pièce de théâtre bien répétée elle se tourne à son tour vers le chef des ‘’bœuf-carotte’’. Poulard prend la parole, voix hargneuse haut perchée, perçante, précise, débit lent, chaque mot énoncé distinctement, expression encore plus méprisante s’il est possible en fixant Max sans ciller, parfaite image de l’inquisiteur délivrant sa sentence :

-Vous êtes une honte pour la police. Vous auriez du être viré depuis longtemps, si l’on avait suivit les recommandations de nos services. (Regard appuyé vers les ‘’responsables’’) Nous n’avons jamais douté que, plus tôt que tard, vous vous retrouverez encore dans notre collimateur mais la vous avez réussi à nous surprendre en franchissant un niveau inégalé dans l’ignominie. Vous allez démissionner, votre carrière dans la police est enfin terminée, évidemment pas question d’indemnisation, vous dégagez aujourd’hui même, sinon vous finirez aux Baumettes, un flic violeur devrait avoir la cote parmi la racaille des quartiers nord...

Le Directeur reprend la parole :

-Je suis sur que vous comprendrez ou est votre intérêt, de toutes façons vous avez pas besoin de ça pour bouffer, non ? C’est quoi votre surnom déjà, Max la Besace ? Vous allez pouvoir glander à vie, vous plaignez pas…

Max ne répond pas, abasourdi par l’accablement…Il commence à peine à prendre conscience de l’ampleur de la cata…Pour la première fois de sa vie il ne maîtrise plus rien, le futur vient de disparaître, il a l’impression d’être perdu dans un présent permanent figé et atroce, sa pensée s’est arrêtée, il n’a plus que l’image d’une bouillie blanchâtre dans le cerveau, un machin gluant qui lui donne la nausée…Petit à petit des questions de plus en plus nombreuses se mettent à en émerger, l’une remplaçant l’autre, sans aucun brimborion de réponse, juste des questions qui se mettent à tourner, je vais dire quoi à Berangère ? À mes minots  ? Je vais faire quoi demain ? Je vais jamais plus être flic ? Je vais faire quoi dans une semaine ? Il se lève machinalement, complètement désemparé, il trébuche sur sa chaise en tentant de s’éloigner de la table, il se dirige complètement hagard vers la sortie, ses deux potes faisant preuve d’une belle absence de solidarité le laissent piteusement se tirer sans un mot. Le directeur ne les rate pas :

-Les deux larves vous pouvez suivre votre chef, on a plus besoin de vous…Allez, tirez-vous…

Quand ils sont sortis il se tourne vers Angelina qui n’en mène pas large et La Fine qui est bien le seul à montrer un air réjoui depuis qu’il est la, chaque épisode du mélodrame lui tirant un nouveau ricanement.

-À vous mademoiselle Lézouti…J’imagine que vous êtes fière de vous, vous nous avez tous piégés, vu les moyens techniques que vous avez utilisés vous devez être satisfaite du résultat ? C’était quoi votre but ? Vous venger de ce connard ? Discréditer la police ? Vous faire une belle rente aux dépends de l’état ?

Angelina n’est plus très sûre d’avoir une réponse bien claire à ces questions…

-Un peu tout ça…

La Fine, muet jusque là intervient :

-Elle n’a pas agit seule, vous l’avez constaté, moi et d’autres l’avons aidée, le but c’était exactement ce que vous dites, impliquer tous les responsables de la présence des Maxs, au pluriel, dans la police, tout en raclant une indemnité matérielle bien supérieure à ce qu’accordent les tribunaux dans ce pays…le viol réel n’était pas prévu, on pensait pas qu’ils iraient jusqu’à la droguer…Angelina devait se débattre avant que j’intervienne…

La préfète intervient :

-Mademoiselle Lézoutie, monsieur Barlatier, je suis ici pour vous signaler le compromis accepté par le ministre. Si ça ne tenait qu’à moi je vous laisserai vous débrouiller avec la justice, je pense que vous ne valez guère mieux que vos collègues, (ricanement de La Fine) ce que vous avez fait est inqualifiable, vous discréditez tout autant les institutions mais aussi la cause des femmes, utiliser le viol comme instrument est une insulte envers toutes les femmes réellement victimes de ce crime abominable…

Le discours de la préfète au lieu d’accabler Angelina lui éclaircit les idées, elle réplique :

-En quoi mon viol était moins réel ? Et prémédité ? Et en réunion ? Par un flic qui se sait au dessus des lois, la preuve, vos efforts présents pour éviter le scandale ?

La préfète réagit, grimace importunée pendant qu’elle secoue la tête en signe de dénégation, main agitée devant sa figure pour balayer les arguments jugés fallacieux :

-Je suis pas là pour écouter vos excuses mais pour transmettre les propositions du ministre. Nous vous accordons cinq ans de votre salaire d’inspecteur ce qui fait dans les 120 000 euros. Pour la forme nous vous demandons de choisir un poste dans les services où votre présence permanente est facultative, c’est bien ce que vous avez exigé ?

-C’est parfait...

-Quand à vous monsieur Barlatier vous êtes en âge de prendre votre retraite, de toutes façon votre position ne serait plus tenable dans la police. C’est bon ? On a fait le tour ?

Le directeur rajoute,

-Evidemment pas un mot sur cette histoire ne doit se retrouver dans les médias…

Les trois ‘’huiles’’ se lèvent, signifiant la fin de la réunion.

Angelina et La Fine sortent de la pièce. Le nouveau retraité propose :

-On va boire un café ?

Il caille, le Mistral qui fait une mer si jolie glace les os, ils entrent au Café de l’Évéché, se juchent sur les tabourets au comptoir, La Fine commande deux expressos dont un arrosé. Il s’essaye à un vrai sourire et demande :

-Ça va ? Pas trop dur de revoir tout ça… ?

-Non, c’est…bizarre, j’ai vraiment aucun souvenir, du coup c’est dégueulasse à voir mais c’est comme si c’était pas moi…

-C’est sûrement mieux comme ça…Tu vas faire quoi ? Tu veux reprendre des études c’est ça ? Dans quoi ?

-C’est le plan, dans le domaine scientifique, les sciences naturelles…surtout rien sur les gens…

Ricanement à signification double réussi marquant la compréhension pour le dédain des gens et l’accord conséquent pour le sujet d’étude.

-Et toi tu vas faire quoi de ta retraite ?

-Oh moi ?…Je vais vendre mon appart, avec quelques économies (en fait il possède un joli magot accumulé au fil d’années passées sans dépenses excessives) ça me fera un petit tas de blé que je vais aller claquer avant de crever dans un pays sans hiver, j’ai envie de me passer de fringues et de marcher en tongs, de glander en lisant des bouquins, peut être en écrire un (il pense : et aussi de niquer tes sœurs)…

Angelina descend du tabouret, fait claquer un bisou sur la joue râpeuse…

-On reste en contact ? Promis ?

-Sur…

La Fine se commande un Armagnac.

Début décembre,
Fatou.

Je suis une dévergondée…

Fatou glousse de joie, se répète la phrase à voix haute…L’effet est décevant, sa voix résonnant étrangement dans la salle de bain démesurée, donnant l’impression d’être amplifiée, la tire de la torpeur engourdie du bain, pas du tout le but recherché…Mieux vaut se taire, se laisser bercer par le clapotis provoqué par ses légers mouvements, la chaleur de l’eau parfumée…Elle laisse son regard errer autour d’elle, il ne parcourt que des détails plaisants…La pièce date de la construction de la maison à la fin du 19eme siècle. Equipée avec le comble du confort chic victorien de l’époque, la baignoire en fonte aux formes tarabiscotées, les faïences décorées de motifs fleuris couleur vieux rose, meublée d’une coiffeuse de style Arts Nouveaux en marqueterie, dessus en marbre rose assorti, délicates poignées en bronze pour tirer une multitude de tiroirs, miroir basculant piqueté de taches sombres de vieillesse sur son pourtour. Un fauteuil capitonné en cuir bordeaux, des portes serviettes en bronze qui se vendraient une fortune chez les antiquaires de luxe.

Une dévergondée…définitivement plus plaisant à penser qu’à prononcer, surtout que le mot évoque des images qui réveillent des envies précises, chaleur du bain dans lequel elle se prélasse aidant, entretenue par des rajouts d’eau très chaude réguliers pour conserver la température idéale. La baignoire est si grande qu’elle peut y flotter quand elle s’immerge entièrement, son corps dodu ne pesant plus rien, devenant gracieux, sensation géniale. Elle contemple ses rondeurs qui dépassent de l’eau comme des petits ilots de chair douce. Elle caresse ses seins lourds, son ventre rebondit, revient aux seins dont les mamelons encore plus foncés que sa peau ont durci instantanément…Je suis une dévergondée…Elle se caresse…Sa pensée vagabonde, des souvenirs remontent…Elle se revoit, petite fille timide avec deux sœurs plus âgées et deux frères plus jeunes, la position idéale pour se retrouver la laissée pour compte d’une fratrie trop nombreuse, une enfance morne dans un univers de cités banlieusardes, le must de l’habitation prolétaire des années 70, tout y était neuf et confortable, des vrais salles de bains, des appartements spacieux et bien chauffés, des écoles nouvelles fonctionnelles à distance de marche…Un paradis pour pauvres.

Et pauvres ils l’étaient, malgré les allocs et le père travailleur, éboueur, le genre de travail que tout bon français de souche laissait volontiers aux immigrés à cette époque. Sa mère restait à la maison, pour l’entretien du foyer…Ses parents étaient perdus dans ce pays si diffèrent de leur Côte d’Ivoire natale, un pays chamboulé par les valeurs ultra libertaires de l’après 68, eux, chrétiens fervents, découvraient avec effarement des églises désertées, des enfants qui s’opposaient systématiquement aux valeurs familiales, épris de liberté, aux mœurs révoltantes, ses parents qui ne rêvaient que de retour au pays, économisant sou après sou sur un livret de caisse d’épargne en évitant toutes dépenses superflues. Pas de vacances, pas de sorties, seul loisir la télé et encore en noir et blanc, récupérée chez des voisins qui étaient passés à la couleur et jamais après 20 heures pour ne pas soumettre les enfants à un déferlement de turpitudes. Aucune aide à la maison pour les devoirs scolaires, Fatou ramait et s’ennuyait en classe, oubliée des profs, peinant pour obtenir la moyenne…Evidemment pas question de poursuivre des études, la seule ambition de ses géniteurs pour elle étant de la fourguer au plus vite au premier mari venu, ce qu’ils firent dès la fin de sa scolarité obligatoire. Ils la vendirent littéralement à un vague cousin au pays en échange d’un terrain pour y construire leur future maison le jour de leur retour à Yamoussoukro. Le cousin faisant, lui, une excellente affaire, en épousant Fatou il s’offrait un billet d’entrée première classe en France grâce aux nouvelles lois Giscardiennes sur le regroupement familial. Elle essaye de chasser ces mornes souvenirs…Elle se concentre sur le mouvement de sa main, sur ses doigts qui s’introduisent dans ses orifices, d’une main elle fait saillir son clitoris en le pinçant délicatement entre le pouce et l’index, de l’autre elle le caresse légèrement du bout du majeur…En fait la seule bonne chose qui lui est arrivée quand elle était fillette c’est…ça…Un non évènement chanceux…Sa mère est arrivée enceinte dans le pays et elle est la première enfant de la famille à être née en France. Cela lui a permis d’échapper à l’abominable excision traditionnelle des filles pratiquée dans le nord de la cote d’ivoire contrairement à ses pauvres grandes sœurs. Une chance dont elle profite pleinement, accélérant le mouvement pour atteindre un orgasme sans prétention qui lui secoue le ventre de spasmes délicieux…

Une dévergondée…Elle reverse une rasade d’eau chaude qui l’enveloppe, déclenchant une nouvelle vague de souvenirs. C’est sa chérie, sa mie comme ils disaient jadis, sa Violaine qui l’a réveillée, révélée, qui lui a montré tous les plaisirs qu’elle pouvait tirer de son corps voluptueux. Elle était bien trop naïve au début de leur relation pour penser un instant que Violaine puisse être attirée par elle, elle ne pouvait imaginer qu’on la trouve désirable, une noire d’âge mûr et trop grasse, en dehors de ses relations africaines, qu’elle puisse plaire spontanément à un homme blanc alors à une femme…

Elle réalise maintenant à quel point elle s’est faite manipuler par la délicieusement perverse Violaine, gentille araignée qui l’a engluée dans sa toile. Elle a commencé par l’inciter à suivre l’exemple d’Angelina, à se plonger dans la lecture en piochant dans la réserve inépuisable de la bibliothèque ancestrale. Elle l’a guidée en lui conseillant les romans les plus aptes à émouvoir son âme sentimentale, les chef d’œuvres du romantisme du 19e siècle, ensuite elle l’a questionnait le soir sur ses lectures en vidant une bouteille d’un des Grands Crus hors d’âge de la cave exceptionnelle de la maison, milliers de vénérables bouteilles accumulées par des générations d’ancêtres plus collectionneurs que consommateurs qu’elles découvraient ensembles, certaines devaient valoir une fortune ce qui procurait à Violaine en plus du plaisir de la dégustation celui plus subtil de la transgression en brisant la chaîne de la tradition d’accumulation et de transmission de son antique famille. L’effet désinhibant de l’alcool aidant au rapprochement voire au contact physique, Violaine devenait au fil du temps plus affectueuse, cajoleuse, ce qui ne déplaisait pas à Fatou qui n’y voyait aucun mal, au contraire, la relation avec sa ‘’patronne’’ qui évoluait en amitié de plus en plus intime la ravissait, elle n’y comprenait rien, s’étonnait constamment d’être l’objet de tant d’attention mais elle en profitait en se laissant aller à l’accepter chaque jour un peu plus comme un état de fait agréable, elle ne s’était jamais sentie aussi bien, ne quittant plus guère la maison devenue un cocon douillet. Elle dirigeait placidement son équipe pour en assurer l’entretien, cuisinait des plats délicieux, lisait les romans extraordinaires conseillés par Violaine ce qui lui ouvrait l’esprit, elle se découvrait avec un plaisir ineffable capable de penser, d’utiliser son cerveau pour autre chose que gérer la trivialité du quotidien.

Progressivement les lectures conseillées par Violaine devinrent plus profondes, plus complexes mais aussi plus spécifiques, des romans qui, s’ils parlaient toujours d’amour en abordaient aussi le côté physique quand ils n’en devenait pas le sujet principal. Ces lectures lui procurèrent un plaisir nouveau, addictif, l’évocation de scènes érotiques puis bientôt les descriptions explicites d’actes sexuels la bouleversaient, la laissaient pantelante d’émotion, elle devait refermer son livre pour s’y replonger avec frénésie quelques minutes plus tard…Violaine, évidemment, adorait l’inciter à en parler en la questionnant sans relâche, carrément vautrée dorénavant contre le corps dodu de Fatou, remplissant leurs verres aussitôt vidés, les bouteilles défilaient, Fatou grisée parlait, osait utiliser un vocabulaire de plus en plus cru pour évoquer les scènes torrides qui l’obsédaient…

Violaine arriva à ses fins un soir d’hiver, elles étaient affalées toutes les deux devant la grande cheminée du salon où crépitait un feu de bois, le thème œnologique de la soirée étaient les grands Bourgognes, les Côtes de Nuits pour être précis, elles étaient déjà facilement venues à bout de la première bouteille de nectar, une Grands Echezeaux de 1972, une Romnée-Conti de 1965 était bien entamée, leur conversation animée portait sur la dernière lecture de Fatou, ‘‘Le Roman de Violette’’, sous titré ‘’Œuvre Posthume d’une Célébrité Masquée’’, un roman saphique de la fin du 19e, un texte torride complètement oublié sauf de Violaine qui en avait trouvé une édition originale rarissime perdue dans la bibliothèque. Elle enlaçait Fatou en la questionnant sur l’effet produit par sa lecture, la tête reposée sur son épaule, un bras passé sur les seins opulents, ses cuisses minces reposant confortablement sur les douces et dodues…Elle profita d’un silence pour caresser le visage de Fatou et l’embrasser doucement sur la bouche, juste un contact un peu prolongé pour voir…Fatou ne montrant qu’un vague signe de surprise elle recommença une deuxième fois, puis une autre, plus prolongée…Fatou, grisée par le vin et l’évocation de ses lectures ne semblait pas réagir pourtant elle sentait monter en elle une impression de chaleur intense, une émotion bouleversante et elle savait une chose, elle ne voulait surtout pas que ça s’arrête, elle entrouvrit les lèvres, leurs langues entrèrent en contact et ce fut un éblouissement, Violaine prit le contrôle des événements, Fatou n’eut plus qu’à s’abandonner, se laisser guider dans un monde de plaisirs insoupçonnés…

Le temps passa, Fatou ne s’était jamais sentie aussi heureuse, en vérité ne s’était jamais sentie heureuse, une nouveauté exaltante dans sa vie…Nouveauté aussi, se découvrir désirable, aimée, elle n’en revenait pas, grâce à l’expertise de Violaine et ses lectures elle apprenait que son corps était un merveilleux outil à plaisirs physiques mais aussi intellectuels, elles absorbait des lectures de plus en plus sophistiquées avec une facilité grandissante, retenant sans effort des tonnes d’informations éclectiques qui devenaient un solide bagage culturel lui permettant de projeter un éclairage nouveau sur les événements de sa vie, sur le monde et ses habitants, sur ses proches. Ainsi elle finit par comprendre à quel point Violaine était amoureuse d’elle, réellement passionnée, ‘’mordue’’ comme on disait dans les romans anciens. Fatou n’avait jamais rêvé d’être ainsi bisoutée, embrassée, pelotée, léchée par une Violaine insatiable, avide de la vue de son corps, de son odeur, de sa voix, de sa saveur, de son rire, de sa présence. Cela lui fit un peu peur, la troubla, elle était elle-même profondément éprise de son amante, quel joli mot, mais sa nature raisonnable, placide, ne la poussait pas vers la passion angoissante, elle aimait Violaine chaleureusement, d’un amour qui ne dépendait pas de leur relation charnelle, un amour certain, insensible à l’usure du temps, et elle craignait que Violaine ne se lasse finalement un jour d’elle quand son désir s’estomperait. Elle se rassura les années passant en constatant que l’effet qu’elle provoquait sur la libido de Violaine était toujours aussi fort, elle avait appris d’ailleurs à en user, Violaine étant maintenant complètement passée sous sa coupe dès qu’elle rentrait à la maison, pourtant Fatou n’abusait jamais de son pouvoir, elle conservait au fond d’elle un respect profond pour son ex patronne et elle trouvait toujours un côté miraculeux à leur relation, improbable, qui allait contre son bon sens.

Alors elle se laissa adorer avec ravissement, en échange elle créa un monde douillet de volupté, de tendresse mais aussi de confort, de bonne chère dans lequel Violaine courrait se réfugier après les heures de travail frénétique passées à diriger, décider, oser, activité intense à laquelle elle pouvait se consacrer totalement mais oublier complètement dés qu’elle retournait se blottir dans le giron de Fatou…Elle se sentit comblée pendant longtemps. Pourtant une envie, au début juste une vague idée, une pensée fugace, probablement suggérée par ses lectures toujours plus variées finit par s’imposer en elle. Maintenant qu’elle avait découvert les plaisirs que son corps si réactif pouvait lui procurer, elle qui n’avait jamais connu le moindre orgasme pendant ses relations intimes avant Violaine se demandait ce que cela pourrait bien donner d’essayer de coucher avec un homme, comment son corps réagirait, elle savait bien qu’elle n’était pas vraiment homosexuelle, enfin pas seulement, sexuelle ça oui, oh combien ! Cela devint sinon une obsession, elle était bien trop raisonnable pour ça, du moins une envie lancinante. Elle n’était pas comme ces pures lesbiennes, le corps des hommes ne la rebutait pas au contraire de Violaine qui en avait une aversion authentique, elle s’imaginait de plus en plus souvent pénétrée par une belle bite dans des longues séances de masturbation en l’absence de Violaine. Elle se creusa la tête pendant des mois pour essayer de résoudre le problème ainsi posé : Comment se faire baiser par un mec pour réaliser son fantasme sans tromper Violaine et sans déclencher une suite d’événements catastrophiques ? Elle tomba sur la solution sous la forme d’une annonce publicitaire racoleuse entr’aperçue dans un coin de page d’un site porno qu’elle consultait avec curiosité et un émoi certain dont elle faisait profiter Violaine.

L’annonce exposait la photo dénudée d’une créature superbe qui offrait ses services exclusivement à domicile, une métisse au corps splendide, sourire éclatant, seins parfaitement modelés par un chirurgien doué, formes féminines de rêve au milieu desquelles s’érigeait un sexe masculin agressif, visiblement de proportions plus que généreuses. L’idée lui vint qu’elle pouvait tenter de convaincre Violaine de profiter de ce superbe dildo vivant porté par ce corps outrageusement féminin…Après tout elles utilisaient bien dans leurs ébats toute une panoplie d’objets pénétrants, il s’agissait juste de la convaincre d’en essayer un de plus, infiniment plus sophistiqué que les autres. Cela lui pris du temps, beaucoup de câlins suivis d’un peu de chantage affectif, genre ramener régulièrement le sujet sur le tapis, se montrer déçue du refus mais prendre sur soi, non non c’est pas grave je comprends c’est pas important et afficher la mine qui contredit les paroles…Violaine était bien trop accro à sa compagne pour lui résister longtemps, elle se dit que c’était un prix pas très cher payé pour que Fatou réalise ses fantasmes sans risquer de succomber à une vrai relation hétéro, elle savait bien que Fatou n’était pas une vraie homo, que ce risque était ténu mais réel et, en fait Fatou l’avait convaincue, elle avait elle aussi envie de tenter l’aventure.

C’est ainsi que Renata débarqua un beau soir, les deux amantes découvrant sidérées les formes somptueuses de la belle s’encadrant sur le pas de leur porte, paraissant toutes droit sorties d’une bande dessinée de Pichard, auteur culte des années 70, l’âge d’or de la BD érotique, dont tous les albums garnissent en bonne place la bibliothèque.

Fatou se souvient avec délice du moment où elle a découvert les détails de ce corps incroyable, la peau d’une souplesse et d’une douceur exquise, les formes féminines géantes mais parfaites ornées de cette verge formidable, palpitante, chaude, émouvante, sa tête tournait, son cœur battait comme une boîte à rythme à l’instant où elle l’a prise dans ses mains, dans sa bouche, quand elle l’a laissée pénétrer au plus profond de ses entrailles. Elle a essayée de cacher l’extrême plaisir qu’elle y prenait pour ne pas choquer une Violaine beaucoup plus circonspecte à qui il a fallu plus de temps et beaucoup de caresses pour qu’elle accepte d’utiliser cet outil nouveau. La personnalité de Renata à beaucoup aidé, elle s’est révélée douce, enjouée et tellement experte, guidant Fatou pour que leur efforts conjugués procurent des orgasmes extraordinaires à Violaine. En fait une vraie amitié particulière est née entre les trois. Les visites de Renata, de plus en plus fréquentes, étaient toujours rémunérées généreusement par Violaine mais ces visites devenaient souvent de courts séjours, leurs ébats sexuels toujours aussi intenses étaient dorénavant entourés d’autres activités moins triviales, cuisine, Renata étant presque aussi douée que Fatou dans ce domaine, jardinage, elles se mirent à cultiver leurs propres épices et légumes, élevèrent des poules pour avoir des œufs frais, elles bouquinaient toutes les trois ensembles sous la véranda, elles se visionnaient des films des nuits entières…

N’empêche que ce qui pour le moment réjouit Fatou, la rend fébrile d’anticipation c’est bien le besoin impératif de se faire pénétrer par tous les trous par la bite superbe, elle est bien décidée à ne pas laisser traîner les choses ce soir, baiser d’abord et voir ensuite pour la suite des réjouissances de la soirée.

Début décembre,
Renata.

Renata traverse la Place des Terreaux en passant au plus prés des terrasses de cafés. Pas question de se priver du plaisir que lui procure l’effet produit par sa plastique remarquable sur la clientèle qui la suit des yeux, regards admiratifs des hommes et beaucoup plus critiques voire méprisants des femmes. Une chose acquise, elle ne laisse personne indifférent. Normal : Un mètre quatre-vingt-cinq de chair bronzée, chevelure noire bouclée qui cascade sur les épaules soulevée sur les bords par le vent de la vitesse de son pas rapide, visage farouche mais sourire aux dents éclatantes, yeux et lèvres sensuelles soulignés de noir, nul besoin de maquillage supplémentaire sur sa peau perpétuellement hâlée de métisse. Une poitrine modeste mais ultra ferme tend son corsage décolleté, petit perfecto de cuir rouge, elle n’est pas assez couverte pour la fraîcheur malgré le soleil éclatant mais elle sautera dans un taxi à la station de la rue Hériot juste après le coin de la place, jambes démesurées augmentées des six centimètres de talons de ses escarpins qui lui procurent une démarche ample et souple, dansante, le balancement des hanches est savamment dosé pour attirer les regards sur ses fesses rebondies…Elle porte des bas de dentelle et une jupe courte suffisamment flottante pour ne pas trahir un pubis un peu trop proéminent malgré les slips ultra serrés inconfortables qu’elle s’astreint à porter pour comprimer ses parties génitales volumineuses car Renata, de son vrai nom Eduardo Veloso Ribeira n’a de réellement féminin que sa silhouette remarquable, un modelé de perfection d’héroïne de bande dessinée ou de jeu vidéo, patiemment sculpté depuis son adolescence dans les Bario Norte de Rio de Janeiro, à coups d’injections d’hormones et de chirurgie plastique. Renata est fière de ce corps qu’elle considère comme son œuvre, une œuvre d’art réussie, dosage parfait de féminité, de force enrobée de douceur, de souplesse et de grâce qu’elle doit entièrement à des années de travail et de souffrance pour atteindre ce qu’elle considère comme la perfection esthétique. Elle a été aidée par une constitution physique exceptionnelle et une chance outrancière qui lui ont permis d’échapper aux aléas des coups de scalpel hasardeux de chirurgiens charlatanesques, aux effets secondaires potentiellement désastreux des traitements hormonaux à haute dose, à tous les aléas habituels des vies sinistres des trans dans les mégapoles du monde. En fait elle a toujours résisté à tout depuis son enfance au milieu d’une fratrie pléthorique du Moro do Dezoito, une parmi les centaines de favelas du nord de Rio. Personne n’aurait pu dire combien exactement de gosses sa mère avait pondus, ils finissaient tous dans la rue très jeunes, fuyants les coups qui étaient la moindre des maltraitances qu’ils subissaient quotidiennement dans la baraque abritant leur mère et les ‘maris’’ qui s’y succédaient. Elle a traversé tous les pires aléas de ce genre de vie, sans quasiment aucune séquelle visible : la malnutrition, les effets délétères des drogues les plus frelatées, elle a échappé aux maladies et surtout au sida malgré les pires outrages qu’elle a fait subir à son corps indestructible. Elle, enfin ‘’il’’ à cette époque, a été prostitué dès son arrivée dans la rue, il était trop joli pour que les caïds des bandes d’enfants de rues ne tirent pas parti de son physique en monnayant son utilisation, les vols et mendicité étant attribués aux plus moches ou estropiés. Il a eu un succès immédiat, il était doué, les clients en redemandaient et il comprit rapidement les privilèges qu’il pouvait tirer de la situation en termes de protection, de confort et d’allongement d’espérance de vie, un immense progrès comparé à la dangerosité de l’existence dans les bandes exposées des rues. C’est pour conserver son aspect langoureux gage de son succès auprès de sa clientèle qu’il a commencé à se travestir en grandissant, dans une tentative réussie pour masquer sa virilité naissante à la puberté. Son idée au départ était de suivre l’exemple de la plupart de ses cohortes d’ainés ‘’trans’’ qui remplissent les sites internet de prostitution brésiliens, se payer les opérations successives pour changer complètement de sexe…Mais un fait s’imposa quand il, elle, réussit à coup d’hormones et de transplants de prothèses à féminiser son corps et sa peau : sa bite devenue vigoureuse était ce que sa clientèle masculine recherchait en réalité et ils la préféraient fonctionnelle, bien dure dans leur main, leur bouche et surtout leur cul. En fait il lui apparut très vite comme une évidence que tout ce que ces hommes recherchaient en se payant une ‘’idée’’ de femme : son aspect, son odeur, ses manières, sa douceur, était un moyen pour atténuer la culpabilité d’assouvir le fantasme de pouvoir se faire défoncer le cul sans se considérer comme homosexuel. Alors elle décida d’un statu quo pragmatique, conserver sa verge-fond de commerce et pousser la transformation de sa silhouette jusqu’à la perfection. Son succès grandît, sa clientèle s’élargît et elle commença à fréquenter les boites branchées de la zone sud, ou elle se mit à draguer des clients beaucoup plus friqués et souvent étrangers…C’est à partir de ce moment qu’elle élabora son plan pour se tirer définitivement du Brésil. L’idée était simple : se marier avec un Européen en choisissant une nationalité qui avait déjà légalisé le mariage homo et ça tombait bien, le pays idéal pour les brésiliens venait juste de le faire, le Portugal. Pas de problème de langue, petit pays libéral, dans l’espace Schengen, la porte d’accès pour un nouveau monde dont elle rêvait. Il fallait juste trouver le candidat. Il se présenta sous les traits ventripotents de Francisco da Silva, dentiste quinquagénaire qui tomba raide amoureux des formes parfaites de Renata et surtout de son double décimètre de bite qui lui tirait des hurlements de plaisir quand il jouissait, caressé par les mains douces et expertes de Renata pendant que l’incroyable mandrin lui dilatait l’anus.

Ainsi un beau jour de janvier 2011 Renata, alias Eduardo Veloso Ribeira, entra fièrement au bras de son amoureux qu’elle dépassait d’une tête dans la mairie d’Evora, pour avoir officiellement le droit de rajouter Da Silva à la suite de son nom devenant ainsi Eduardo Veloso Ribeira Da Silva et surtout le droit de circuler librement dans toute l’Union Européenne.

Son Francisco était un bonhomme sympathique mais horriblement ennuyeux, Renata n’avait aucune intention de jouer les femmes au foyer au-delà du temps nécessaire pour obtenir un passeport Portugais ce qui lui pris tout juste deux petites années. Son précieux document en poche elle annonça avec ménagement à son marri qu’elle le quittait définitivement, elle n’était pas malhonnête, elle estimait qu’il en avait eu pour son argent pendant ces quelques années, il avait été généreux et elle avait économisé un joli pécule, en cash et en bijoux, elle lui déclara qu’elle signerait tous les papiers nécessaire pour le divorce sans essayer de le plumer si la séparation se déroulait sans drame. Le pauvre dentiste n’avait guère le choix d’autant que Renata lui promis de le faire profiter jusqu’au bout de ses faveurs s’il se montrait coopératif.

Renata débarqua ainsi un matin dans Paris, ville qui symbolisait pour elle le sommet de la culture, du luxe et de la qualité de vie où elle était bien décidée à relancer sa carrière. Elle plongea dans les nuits parisiennes pour y faire les rencontres nécessaires pour monter son business. Elle séduisit un informaticien pour se faire créer et héberger un super site pour appâter sa clientèle, un promoteur immobilier pour se faire louer au rabais un appart sur un Grand Boulevard. Son affaire prospéra rapidement, elle se sélectionna une clientèle fidèle et surtout généreuse qui acceptait de payer ses prestations exceptionnelles mais hors de prix. Hélas le milieu traditionnel de la prostitution lorgnait maintenant sur ces nouvelles sources de profits potentiels qui lui échappaient. Renata eu la mauvaise surprise un jour de découvrir un client d’un type particulier qui lui imposa sa ‘’protection’’ en échange d’un pourcentage substantiel qu’il prétendait collecter chaque semaine. Renata compris qu’elle allait devoir réagir radicalement si elle voulait continuer à profiter sans partage de son commerce

Interlude
Shaker.

Chaker Rédouane enrage envers les autres automobilistes, les piétons, les cyclistes, les motos autour de lui, qui manifestement se liguent pour le ralentir. Entre deux arrêts forcés il accélère autant qu’il peut en faisant rugir l’échappement custom, comprendre : quasi libre, de son Audi TT en se divertissant du regard courroucé des piétons incommodés par le raffut ce qui diminue un peu son irritation personnelle, entretenue par une coke de première qualité et Booba à fond sur le sound system Bang&Olufsen avec ICE, ampli de 1920 watts et 23 haut-parleurs de sa caisse, fenêtres baissées qui sonorise toute la rue. Il n’a plus qu’une visite pour en terminer avec sa tournée hebdomadaire avant d’aller se relaxer dans une virée de ses boites de nuit préférées où il a ses entrées assurées, c’est là que ses potes barmans ont ré-orthographié son prénom pour l’américaniser de Chaker en Shaker, simple et ultra classe, il adore. Il va y flamber une bonne partie du fric qu’il vient de récolter, il se délecte à sortir ostensiblement une grosse liasse de cash de sa poche pour payer. Il aime le clinquant, les bijoux et les montres en or, les fringues griffées, Il se trouve irrésistible, la barbe et les tifs taillés en étages élaborés et gominés chez les barbiers les plus branchés de la capitale, le sourire étincelant aux dents artificiellement blanchies. Il parle fort pour attirer l’attention avec un accent pied-noir marqué qu’il a adopté après avoir vu ‘’La vérité si je mens’’ qu’il a adoré, il trouve que ça fait ‘’hype’’, en fait il est né à Sarcelles de parents d’origine algérienne eux-même déjà nés en France qui n’ont jamais parlé avec un accent nord-africain. Il est le petit dernier préféré d’une fratrie de cinq, deux frères et deux sœurs, père maçon, mère femme de chambre, prolos honnêtes trimant pour offrir à leur progéniture un avenir meilleur, bons musulmans pratiquants. À l’adolescence il a échappé à l’éducation stricte imposée par un père ultra sévère à ses ainés grâce à un accident de travail opportun qui a laissé son géniteur cloué dans un fauteuil roulant, doté de confortables indemnités mais incapable dorénavant d’imposer sa loi sur le petit dernier qui en a profité pour ne plus rien foutre au collège et commencer à fréquenter les bandes de la cité. Son retentissant échec scolaire l’a doté d’une remarquable inculture générale, il n’a retenu de son éducation islamique qu’un reliquat ultra misogyne, considérant les femmes comme définitivement inférieures et utilisables à merci selon le bon vouloir de l’homme, cela et ses fréquentations délétères se sont combinés, établissant le bagage idéal pour se lancer avec succès mais au grand désespoir de sa famille dans la carrière peu glorieuse mais fort lucrative de proxénète.

Il atteint enfin son but, un bel immeuble haussmanien comme il en existe des dizaines sur le boulevard Richard Lenoir. Il se gare sur un emplacement réservé aux livraisons miraculeusement libre, ça le met de bonne humeur mais ça le rend distrait et quand il sort de sa voiture il a la mauvaise surprise de couper le passage à deux types hargneux genre étudiants nordiques qui l’interpellent en anglais, deux géants blonds qui exposent sa petite taille par comparaison, à peine 1,70 mètre avec talonnettes de 6 cm. Il détourne le regard, fait semblant de les ignorer et se dépêche d’escalader les quelques marches du perron de l’immeuble pour les dominer artificiellement mais c’est déjà ça. Les deux types lui font penser à sa ‘’cliente’’, une de ses dernières recrues.

Depuis quelques temps il a décidé d’élargir son ‘’cheptel’’ en s’intéressant au nouveau réservoir de tapineuses qui ne se vendent que sur Internet, espérant fallacieusement préserver ainsi leur indépendance. Il en a repéré quelques unes pour commencer, choisies en fonction des tarifs affichés les plus élevés, pour les persuader d’accepter sa protection, en leur ‘’expliquant’’ de manière convaincante les risques auxquels elles s’exposent en cas de refus. La plus réticente à ses arguments a été cette Renata, Shaker n’a pas été à la hauteur, c’est le cas de le dire vu la taille du spécimen qui l’a déstabilisé. Il préfère les vraies filles frêles et fragiles, faciles à terroriser, là il était évident qu’il ne faisait pas le poids face à cette montagne de muscles, il s’est fait avoir par les photos trompeuses sur Internet qui ne donnaient pas une notion précise des proportions de la pute. Il s’est contenté de menaces verbales qui manquaient de conviction, il n’a pas été surpris de se faire virer sans ménagement par le shemale. Ravalant facilement sa fierté devant l’humiliation sans témoin il était bien décidé à ne pas insister, ces créatures complexes qu’il trouve monstrueuses n’étant finalement pas de son rayon, dommage quand même, le luxe apparent dans lequel le… ’’machin’’…vivait indiquait une possibilité de revenus substantiels. Il était décidé à le, la, refiler à un collègue capable de gérer le monstre…C’est pourquoi il a été si surpris de son absence d’hostilité quand il l’a recontactée pour lui annoncer une deuxième visite, du coup il a décidé de venir seul, après tout pourquoi partager sans nécessité. Il sonne, s’annonce, la porte s’ouvre sur un hall d’entrée cossu, boiseries, moquette dans les tons bordeaux épaisse comme une pelouse, rampe et ascenseur antique en fer forgé noir et cuivre rutilants, le parfait immeuble bourgeois qui exhale la respectabilité. Cette pute a du goût, Shaker se félicite de ne pas avoir eu le temps de la fourguer à un autre proxo, se payer un QG dans un tel immeuble est la preuve de sa rentabilité. Il monte au dernier étage, une seule porte entrouverte sur le palier, discrétion assurée, décidément il a affaire à une super pro. Il entre, Renata s’avance vers lui vêtue d’une guêpière et d’une culotte noire ornée de dentelles rouges qui soulignent ses formes hallucinantes, chaussée de mules en velours noir à talons qui la grandissent encore, dominant Shaker d’une bonne tête, un parfum capiteux émane de toute sa personne, Shaker ne sais pas où regarder, il essaye d’afficher un air assuré mais en vérité il se sent comme un petit garçon qui découvrirait un film porno, Renata EST un film porno, sa proximité oblitère toute pensée, son cerveau est inondé d’émotions brutales. Heureusement elle ne montre plus aucune trace d’animosité, elle l’accueille avec un sourire éclatant, elle lui parle d’une voix profonde avec un accent exotique, troublant, terriblement sexy.

-Salut Shaker…

Ça traine, ça roule un peu : Shaakèèèrr…Personne a jamais prononcé son nom aussi bien !

Il est agréablement surpris par le changement qu’il ne comprend pas, il se dit qu’elle a du admettre qu’elle n’a plus le choix, qu’elle ne pourra plus éviter désormais de se passer de ‘’protection’’, que lui ne sera pas pire qu’un autre, il n’est pas dupe, le fait qu’il soit un poids plume a du compter…il tente de montrer un peu d’autorité, il lui répond d’un ton qu’il espère assuré :

-Salut…Alors ? Tu as pigé ou est ton intérêt ?

-J’ai compris Shaker, trrèèès bien comprrriiis…Tu bois un verre ? Assieds-toi…

Elle lui désigne un canapé recouvert de fausse fourrure léopard.

Shaker, toute volonté annihilée par la présence obsédante de Renata obéit, il se laisse tomber dans le canapé moelleux, une bouffée supplémentaire du parfum entêtant monte du meuble, l’enveloppe…il s’entend articuler :

-Gin tonic…

Boisson parfaite pour un début de soirée il pense, bien acidulée qui rince la bouche et purifie l’haleine…

Renata confectionne deux cocktails, vient s’assoir tout contre lui avant de lui tendre son verre.

-Tchiiin…

Ils trinquent, la chaleur de Renata l’envahit, l’effet produit par son contact est irrésistible, il se met à bander…

Comme par télépathie la main de Renata se pose sur son érection, la masse doucement, sa bite devient dure comme un bâton…Elle demande doucement en rapprochant sa bouche tout contre son oreille, son haleine réchauffe sa peau…

-Tu peux rester un moment ?

La respiration de Shaker s’accélère, valant acceptation.

Renata à déjà ouvert sa braguette en parlant, elle se penche et le prend facilement entièrement dans sa bouche experte.

Shaker gémit, il n’a jamais été aussi bien sucé, Renata a une incroyable gorge préhensile qui le masse pendant que sa langue lèche ses couilles, il ne va pas tarder à jouir mais Renata interrompt sa fellation, il grogne de déception…

-Attend…

Elle se dresse, défait sa guêpière, ses seins parfaits jaillissent, elle glisse hors de sa culotte, libère son sexe coincé entre ses cuisses qui ridiculise déjà au repos celui de Shaker. Elle le tire doucement par les pieds pour le faire glisser sur la moquette puis elle s’accroupie au dessus de lui, saisissant sa bite pour la guider et l’enfoncer sans effort dans son anus à l’évidence préalablement lubrifié, ‘’quelle pro !’’ arrive t’il à penser en se laissant faire, complètement subjugué. Les fesses volumineuses et fermes se posent sur son bassin, les cuisses musculeuses immobilisent ses bras le long de son corps, il ne peut absolument plus bouger. Renata pose ses mains sur son cou, commence à serrer…Elle dit en souriant :

-Tu vas jouir comme plus jamais mon chéri…

Ses muscles internes se mettent à comprimer le sexe de Shaker comme dans un étau pendant que ses mains accentuent leur étreinte…

-Tu n’aurais pas du me trouver Shaker, ta carrière d’ordure vient de se terminer…

Elle écrase sans effort la glotte sous ses doigts, Shaker secoué de spasmes joliment accordé à son prénom meurt pendant un orgasme phénoménal…

Début décembre,
Renata.

Dire que Renata n’a pas été étouffée de remords par l’exécution de Shaker est un under statement. Elle ne croit à aucun type d’au-delà, elle n’a gardé qu’une forme vague de superstition du fourre-tout de croyances généralisées caractéristique de son pays natal et elle considère avec un solide pragmatisme de commerçante que dans la balance du karma, vu ce qu’elle en a chié par le passé, c’est pas un péché aussi mineur que l’élimination d’une ordure genre Shaker qui pèsera bien lourd, en fait elle trouve que ça allègerait plutôt le poids que, elle, doit porter, qu’en plus il serait même à envier, il a crevé dans un extase total, elle en connaît certains qui payeraient des fortunes pour ça, sûrement le meilleur moment de sa vie de pourriture.

Non, l’important était de s’assurer que personne ne puisse faire le lien entre le cadavre et elle. Première précaution : vérifier que le mac était motorisé. Fouille des fringues, trouve les clefs d’une Audi, sort sur le balcon, les feux d’une super caisse garée à quelques pas de l’entrée de son immeuble s’allument quand elle actionne la télécommande, parfait. Ensuite le téléphone, effacer son nom de la liste d’appel ? Hésitation, les flics doivent pouvoir retrouver tout l’historique d’un portable avec la compagnie de téléphone, les effacés récents seraient sûrement les premiers suspects…Plus simple de le balancer dans la Seine, s’il s’agissait d’un prépayé ça réglait le problème…Restait le cadavre. Renata alla au plus simple : Grand sac poubelle, enfiler Shaker tête en premier, ça se faufile sans que rien n’accroche contrairement aux pieds devant, attendre trois heures du mat’ pour le porter sans trop d’effort vu la taille jockey du connard et le caser dans le micro coffre de sa bagnole. En faisant toujours au plus simple conduire la caisse pendant une journée en la garant correctement au hasard mais parking dûment acquitté pour pas risquer de se la faire enlever par la fourrière, se servir du telef’ du Shaker pour donner l’illusion qu’il est toujours vivant puis filer de nuit au-delà du périph’, trouver une rue déserte, tout bien asperger d’essence à l’intérieur de l’habitacle et surtout le cadavre, en verser une bonne rasade dans la gueule ouverte et fort puante histoire de détruire le corps de l’intérieur, va t’en trouver le moment et les causes de la mort d’une côte de porc cramée, foutre le feu, rentrer à pied en faisant plusieurs détours, fringuée sport informe, cheveux bien planqués sous un bonnet qui couvre les oreilles et la capuche du hoodie par dessus, seins comprimés avec du ruban adhésif, démarche masculine, grandes enjambées mains dans les poches tête baissée…Plus qu’à suivre le lendemain dans la presse la relation de la découverte du cadavre calciné, le soulagement quand l’histoire disparaît rapidement de la rubrique des faits divers…Malgré la quasi certitude que personne ne remonterait jamais jusqu’à elle, Renata décida que sa carrière dans la capitale était terminée, elle se doutait que Shaker n’était que le premier d’une longue liste d’autres souteneurs potentiels probablement beaucoup plus dangereux que le nabot. Elle décida que dans le futur elle ne travaillerait plus qu’à domicile, plus question de recevoir ses clients, il fallait se choisir une nouvelle ville pour redémarrer à zéro, elle sélectionna une dizaine de capitales régionales et tira au sort la ville de Lyon. Elle aurait préféré Marseille ou Nice pour le soleil mais la réputation gastronomique de la capitale des Gaules était presque aussi attractive.

Elle pris un TGV à la Gare de Lyon un mois après la mort de Shaker.

Elle a aimé la ville immédiatement. L’immobilier bien plus abordable, la ville divisée en quartiers si différents, la réputation non usurpée de capitale gastronomique, la convivialité des habitants tellement reposante en venant de Paris. Elle a monté son petit business comme planifié, plus question de recevoir ses clients chez elle, elle n’acceptait plus que des ‘’visites’’ dans des grands hôtels de luxe, quasi certaine qu’un proxo ne paierait jamais pour la piéger une chambre à 500 euros la nuit, dans tous les cas elle n’utilisait que les hôtels dont elle était sûre grâce à un réseau de réceptionnistes complices, la plupart rémunérés généreusement en nature. Elle travaillait aussi à domicile, sur rendez-vous, le temps de vérifier les lieux. C’est comme ça qu’elle a rencontré les deux clientes qui ont progressivement changé sa vie. Elle croyait avoir tout vécu en matière de variantes sexuelles le jour ou elle répondit à Fatou mais ça, deux lesbiennes, enfin d’après les explications embrouillées de son interlocutrice une vraie pure et dure et une pas tant que ça qui voulaient du nouveau dans leur ébats…Renata s’empressa d’accepter, belle opportunité pour se créer une clientèle nouvelle. Elle ne le regretta pas, non seulement elle était payée royalement, bien au-delà de ses tarifs habituels mais en plus les deux femmes étaient tout simplement adorables, et elle les a adorées, d’emblée, quel couple étonnant, d’origines et d’aspects si dissemblables, la bourgeoise maigre blondasse et la prolo black dodue et pourtant si fusionnelles, touchantes, tellement pleines d’attention l’une envers l’autre, généreuses, sensuelles avec ça, folles de sexe, des heures d’orgies débridées. Cerise sur le gâteau elles l’ont adoptée. Elle qui n’a jamais connu de famille s’est retrouvée avec deux genre de sœurs incestueuses. Ses visites sont très vite devenues des véritables séjours, elle passait des heures à cuisiner avec Fatou ‘’avant’’, à visionner des films dont elle n’avait jamais entendu parler ‘’après’’, elles la forçaient à lire des livres sur lesquels elle s’endormait la plupart du temps. En fait Violaine est tellement généreuse qu’elle a réalisé qu’elle pouvait laisser tomber sa clientèle traditionnelle de pervers masculins, ses revenus étant largement suffisant pour payer ses factures et se faire en plus quelques économies, ce qu’elle a fait sans regret. En fait elle a fermé son blog, changé de numéro de téléphone, bien décidée à profiter le plus longtemps possible de sa nouvelle vie. Cela a entrainé un autre changement, plus intime, elle a progressivement réalisé qu’elle aimait baiser avec ces femmes, elle aimait leurs odeurs, leur saveurs si spécifiques, fortes mais subtiles, marines, vivantes et surtout la souplesse exquise de leur sexe fabuleusement adapté à la pénétration, jamais sa bite ne s’était retrouvée enveloppée dans un réceptacle aussi suave. En fait elle a compris qu’elle n’est devenue homo puis trans que par accident économique en quelque sorte, pas par nature profonde. Elle aurait pu se contenter de vivre ainsi pendant longtemps mais elle a fait la rencontre qui va définitivement faire basculer sa vie et c’est ce qui la remplie d’excitation maintenant qu’elle est définitivement décidée, elle se sent propulsée par une énergie nouvelle, exaltante, elle doit se freiner pour ne pas danser, sauter, chanter à tue-tête mais elle est dotée d’une conscience professionnelle inébranlable, elle est Renata, créée pour le plaisir du monde et, en vérité, de pas mal d’immondes, alors elle assure, provocante, parfaite apparition génératrice des pires fantasmes. Elle pense : ‘’profitez-en bien mes salauds tant que c’est possible…’’

Elle est en route pour aller passer la soirée avec Fatou et Violaine, elle appréhende un peu de leur annoncer la nouvelle mais elle compte sur leur générosité, leur ouverture d’esprit pour la comprendre et surtout l’encourager

Début décembre,
Violaine.

Violaine lit les actualités sur son IPad. Les événements des dernières 24 heures défilent. Elle passe d’une guerre dans un coin du monde avec sa cohorte consécutive d’atrocités, enfants déchiquetés, réfugiés exsangues, roquettes volontairement tirées sur les hôpitaux pour terroriser les civils à la cellulite d’une ‘’célébrité’’ qui n’a plus que ses kilos excessifs pour faire une dernière fois la une de la presse people, toute actualité devenant anecdotique sur Internet, tout est nivelé, le grave valant le trivial.

Fatou est à l’étage en train de se prélasser dans son bain, en train de récurer ce qui doit l’être, tailler ou épiler ce qui a trop poussé pour être fin prête quand Renata arrivera, ce soir est la première réunion du trio depuis des semaines. Elle est tentée d’aller rejoindre son amante dans son bain mais elle en réfrène l’envie, il lui faut garder son désir pour plus tard. Elle sait que le plaisir de Fatou est décuplé si elle-même se montre ‘’enthousiaste’’ et ça pour Violaine c’est primordial, Fatou avant tout, ça fait slogan commercial mais ça résume bien le but principal de sa vie depuis qu’un beau matin elle l’a découverte sur le pas de sa porte, en blouse de nylon, tirant son cabas à roulettes rempli de produits de nettoyage et d’accessoires pour récurer, frotter, lustrer.

En grande pro du ménage elle ne comptait jamais que sur ses fournitures personnelles. Elle en est tombée raide amoureuse, un authentique coup de foudre, inexplicable, visuel et sans aucun doute chimique, un besoin impératif de toucher, lécher, humer ce corps épanouis, là, tout de suite…Et elle l’a fait ! Elle d’habitude plutôt réservée genre spontanéité de lézard a lancé un joyeux :

-Ah, vous devez être Fatou ? Enchantée…On se fait la bise ?

Elle en a profité pour renifler sans vergogne l’odeur fraîche de savonnette à l’amande des joues de Fatou, pour jouir du contact de ses seins opulents contre ses tétons modestes qui lui a envoyé une onde de désir intense entre ses cuisses maigrichonnes…À partir de cet instant sa vie a basculé. Rien de changé en apparence, toujours le travail intense 6 jours sur 7 puis rentrer chez elle pour manger et dormir. Sauf que les soirs ou Fatou travaillait chez elle elle piaffait d’impatience pour rentrer au plus vite histoire d’être sûre de la rencontrer. Elle qui haïssait les motards qui foncent dans la circulation frénétique lyonnaise sans aucun respect pour les autres usagers a acheté un scooter pour ne plus perdre de temps en se traînant dans les célèbres embouteillages de la ville. Elle a eu l’idée géniale de demander à Fatou de rajouter la cuisine à son travail en la payant royalement pour ne pas risquer un refus. Ainsi elle pouvait l’observer à loisir, elle la questionnait sur ses recettes, sur sa vie, tout ce qui lui passait par la tête pour justifier de rester à proximité de son employée.

Puis il y a eu la rencontre avec Angelina. Violaine ne s’était jamais intéressée autrement que professionnellement aux enfants donc strictement qu’à une petite fraction d’eux même : leurs mâchoires. Elle n’était embarrassée d’aucune esquisse d’instinct maternel, son intérêt pour les humains, en fait uniquement les humaines ne commençait qu’après l’âge de la puberté et se concentrait surtout sur et autour de leurs zones érogènes. Là elle fut immédiatement touchée par Angelina. L’envie de rectifier sa lamentable dentition y était évidemment pour beaucoup mais la personnalité de l’enfant, sa vivacité et son intelligence et bien sur le fait qu’elle soit la fille de Fatou firent naître en elle une vocation, la volonté de tout mettre en œuvre pour améliorer son physique mais aussi lui donner les moyens matériels pour faciliter son éducation.

Après les événements dramatiques qui affectèrent leur vie, quand Fatou et sa fille furent définitivement établies dans la grande maison, elle commença son lent travail de séduction pour arriver un jour à mettre Fatou dans son lit et réaliser enfin son fantasme depuis qu’elle avait posé les yeux sur elle : enfouir son visage entre ses cuisses bronzées pour introduire sa langue en elle, écrasée sous le poids, envahie par la chaleur et buvant les fluides de ce corps somptueux…

Depuis elle vit au paradis de Violaine, patronne de sa boite qu’elle dirige en despote éclairée le jour, petite bonne femme sans volonté propre à la maison, prête à tout accepter pour garder près d’elle et assurer le bonheur de sa compagne et de sa fille qui n’abusent même pas, moins profiteuses que ces deux là y’a pas. La seule extravagance de Fatou a été l’intégration de Renata dans leur relation que Violaine n’a pas réellement du subir, au contraire, elle en a retiré une batterie de sensations nouvelles éblouissantes. Il y a probablement une autre envie Fatousienne qui se profile à l’horizon : elle parle beaucoup des enfants défavorisés depuis quelques temps, ça sent l’adoption de quelques marmots dans un futur proche…Violaine commence à s’ouvrir à cette idée…Après tout la baraque est immense…Elle sait bien que si ça vient réellement sur le tapis elle acceptera sans discussion, comme toujours.

Ça la remplie de fierté. Elle est devenue au contact de Fatou, de sa fondamentale humanité, une Super Violaine, elle a pris de l’ampleur. Elle se trouvait déjà pas mal, avant : une femme intelligente, indépendante, cheffe d’entreprise, sommité reconnue dans sa spécialité, orientation sexuelle affichée sans complexe. Fatou a révélé d’autres qualités chez elle : la générosité, l’aptitude à s’intéresser aux autres en dehors de son travail. Elle a même amélioré son physique en la faisant (un peu) grossir, elle ne fume plus, fait du sport.

Bref, elle s’aime sans modération, sans narcissisme non plus, elle compare objectivement, elle se trouve bien mieux que la plupart de ses contemporains et surtout de ses ancêtres réacs, collabos, racistes, elle exerce brillamment un métier utile, elle dilapide sa fortune, elle ne contribue pas à la surpopulation de la planète, ne consomme que les produits les moins nocifs grâce à l’intransigeance de Fatou en matière de qualité, bref : elle se constate néfaste pour personne et elle en est fière, elle ne changerait sa place pour aucune autre, elle vient de tourner la cinquantaine et n’a plus qu’une ambition : faire tout pour que ça dure, que sa bulle en équilibre stable dans l’espace et le temps n’éclate pas. Les événements récents l’ont agitée de soubresauts mais elle a tenu bon, Angelina, après la confrontation difficile avec ses connards de collègues va enfin reprendre des études plus en accord avec sa personnalité, Violaine a toujours su que sa filleule se fourvoyait dans ce métier malsain, moralement flou, en désaccord total avec sa nature droite et généreuse…

Elle s’étire, nue devant la cheminée, fait un demi tour pour présenter son côté pile aux braises, le chauffer à la limite du supportable, se baisse en écartant ses fesses avec les deux mains pour exposer ses parties intimes à la chaleur, ça lui fait un de ces effets…

Renata ne va pas tarder, Fatou est en transes, Violaine a toujours su que sa compagne n’est pas une authentique lesbienne… Comme elle l’a aimée quand elle a déployé des trésors d’ingéniosité pour inventer une tactique en vue d’introduire, c’est le cas de le dire, un phallus (et quel phallus !) dans leur relation. Quel changement en quelques années, qu’est-il advenu de l’ingénue Fatou, quelle transformation spectaculaire grâce (encore) à Super Violaine : une gourgandine qui la surclasse pour imaginer des fantasmes et en intelligence pour les assouvir et les faire accepter en douceur par sa partenaire. La porte d’entrée vient de s’ouvrir, elle enfile un peignoir et se précipite pour accueillir Renata.

Début décembre,
Séparation.

Violaine accueille Renata en se jetant dans ses bras, elle adore se faire soulever sans effort et se laisser écraser sur la poitrine ferme et embrasser à pleine bouche mais aujourd’hui Renata se montre plus réservée, elle se contente de se baisser pour lui faire miauler deux bises sur les joues…Elle demande, tout de suite inquiète du changement :

-Ça va pas ?

-Ça va pourquoi ?

Fatou entre dans le salon, toute pimpante et parfumée, nue dans un peignoir mauve, signal limpide sur ses intentions immédiates. Violaine l’informe :

-Renata ne va pas bien…

Fatou enlace Renata en se haussant sur la pointe des pieds, position pratique en équilibre précaire qui l’oblige à s’appuyer de tout son poids sur le corps solide, pas laisser passer une occasion de se stimuler un peu…

-Ça va pas ma chérie ? T’es pas bien ?

Renata l’embrasse comme Violaine sur les deux joues et la repousse doucement.

Violaine note :

-Tu vois ? Ça va pas…

Renata répond :

-Il faut que je vous parle d’un truc…

Les deux répondent avec un bel ensemble :

-C’est grave ?

-Grave, pas vraiment, je suis pas malade, personne est mort…

-C’est déjà ça, tu va nous raconter ça…

Fatou pas encore totalement refroidie tente sa chance :

-Tu veux pas raconter…après ?

Elle souligne sa question d’une pression explicite entre les cuisses fermes de Renata qui écarte la main gentiment.

-Non, chérie, je crois qu’il vaut mieux parler maintenant…

Fatou, toujours pragmatique se tourne immédiatement vers des plaisirs compatibles avec une discussion.

-On peut quand même boire quelque chose en parlant ? Moi j’ai envie de Porto, ça vous dit ?

En parlant elle s’est emparée d’un plat compartimenté débordant de noix variées, cajou, pistaches, amandes, noix de Grenoble et d’une bouteille de Quinta do Noval Nacional 1966 dont elle verse des rasades généreuses à plusieurs centaines d’euros dans trois verres en cristal…

Elles s’installent dans leurs fauteuils préférés devant la cheminée, goûtent le breuvage, Violaine résume l’impression produite :

-Oh putain… ! Une tuerie !

Fatou s’en re-boit une lampée.

-Mmmmh…Bon tu nous expliques ?

Renata hésite, cherche le meilleur angle d’attaque pour aborder le sujet délicat, choisit de mettre les pieds dans le plat :

-Je vais redevenir un homme…

Elle laisse ses amies digérer la nouvelle. Fatou :

-Comment ça redevenir un homme ?

Violaine :

-Un homme ? Homme…masculin, barbe, poils, la totale ?

-C’est ça, un homme, arrêter les hormones, plus de silicone, plus de…Renata, en fait…

-Pourquoi ?

-Ça t’as pris quand ?

-Ben… c’est beaucoup grâce à vous mes chéries…

Les deux se regardent, interrogation mutuelle genre laquelle des deux en fait.

-Comment ça ?

-Vous m’avez fait découvrir que j’aime les femmes, j’aime tout chez vous, en plus vous êtes différentes, dodue et maigre, blanche et noire mais surtout des femmes, je pourrai plus jamais coucher avec des hommes...

Fatou voit tout de suite le bon côté du truc :

-Donc tu aimes encore plus coucher avec nous…

Elle oublie égoïstement Violaine qui, elle, n’est pas censée aimer coucher avec un ‘’vrai’’ homme.

-J’adorais coucher avec vous…Mais je veux tout changer dans ma vie, déjà les opérations vont durer des mois, c’est très douloureux, je vais plus être dispo, après je serai un homme, avec des poils, une barbe, ça m’étonnerait que ça branche Violaine…

Elle, enfin bientôt il, se tourne vers elle, lui caresse la joue, questionne :

-Je me trompe ?

Violaine répond :

-Je crois que je pourrai m’adapter mais c’est pas ça que tu veux de toutes façons, non ?

-Non, je vous aime très fort toutes les deux mais je voudrais vraiment tout changer, plus être payée pour…ça…

Fatou s’exclame :

-Si c’est que ça tu peux nous baiser gratis…

Elle s’esclaffe, Renata sourit pour pas la vexer, embarrassée par la remarque…Violaine qui sent sa gène intervient :

-Tu as l’air d’avoir mûri tout ça…C’est venu petit à petit ou t’as eu un déclic ?

-C’est une rencontre qui m’a décidée…

L’incorrigible romantique grand cœur d’artichaut Fatou réagit au quart de tour :

-Une rencontre ? Tu es amoureuse ? Elle est comment ? Raconte !

-C’est pas ce que tu penses, en fait on a été en relation pour…un truc…peu importe, et c’est moi qui en est tombé amoureux, tout seul, (tiens, on commence déjà à parler de soi au masculin ?), pas elle, en fait elle ignore tout, pour tout dire elle ne doit même plus penser à moi…

C’est dit avec une tristesse infinie…Fatou vient se coller à Renata, fait miauler un bisou parfumé au Porto sur sa joue, passe la main dans ses cheveux…

-Ma chérie, si y’a bien quelque chose que tu es pas c’est oubliable, crois-moi…

-C’est ça que je veux plus tu comprends ? Qu’on m’oublie pas parce que je suis…ça…

Elle fait un geste pour se designer, les mains tournées vers elle, grimace dégoûtée exagérée éloquente…

-Je veux devenir…Quelqu’un…Qu’on apprécie pour ce qu’il dit, ce qu’il fait, pas ce qu’il est, un fantasme, un dildo vivant…

Violaine est touchée par la pertinence des mots, elle lui prend les mains, elle dit :

-Nous, on t’aime pour toi, on continuera à t’aimer, tant pis s’il faut se passer du dildo, on va pas t’oublier pour ça…Alors, dis nous, elle est comment ta chérie ?

-Elle est extraordinaire…

-Extraordinaire comment ? Brune, blonde, grande, petite, intelligente, grosse, mince, dis-nous…

-Elle est très intelligente, très sympathique, généreuse, très jolie, grande, sportive et …black…

Fatou résume :

-Elle est parfaite, on dirait que tu parles d’Angelina…

À ces mots Renata éclate en sanglots, des grosses larmes coulent chargées de Rimmel, visiblement en détresse…

Fatou, ne comprenant rien, la prend dans ses bras pour la consoler.

-Eh la, c’est quoi ça ? Hein ? Qu’est ce qui se passe ?

Violaine comprend dans un flash :

-Nooon ! Tu es tombé amoureux (elle utilise instinctivement le masculin) d’Angelina ?

Le oui de Renata se termine en râle…

Fatou fait un bon en arrière et rugit :

-Quoi ! C’est pas vrai ? Ça va pas non ? T’es malade ?

Renata montre tous les signes du désespoir, elle se tord les mains, n’ose plus regarder personne, gardant les yeux obstinément baissés…Elle gémit comme un animal malade…

Violaine est la première à réagir.

-Calme-toi, tu dis qu’elle est pas au courant, y’a pas de mal…Elle ajoute :

-Qui ne tomberait pas amoureux d’elle ? Ça a rien d’étonnant…

Fatou sort de sa stupeur outrée, Violaine a raison, comment en vouloir à leur amie de tomber amoureux de fifille ? Son grand cœur reprend le dessus, elle tend ses bras à Renata qui hésite mais finit par s’y vautrer avec une nouvelle salve de sanglots, de soulagement cette fois. Violaine comme d’hab’, vient se lover sur le côté inoccupé. Fatou laisse passer la crise de larmes et finit par conclure tout en berçant Renata :

-Donc…Je résume la situation…Nous avons converti un tapineur ‘’trans’’ à l’hétérosexualité grâce à notre…sex-appeal hors du commun…et il est tombé amoureux du coup d’une fille sublime…qui est justement notre fille à nous…ses meilleures clientes et amies…Eh bé…On est pas dans la merde…

Un an et demi après
Angelina.

Angelina est plongée dans l’inventaire des cartons remplis d’objets trouvés ou volés depuis une semaine. Elle les vide les uns après les autres en étalant leur contenu sur un grand plateau de triage dans un sous sol du commissariat. C’est le ‘’placard’’ qu’elle s’est choisit pour justifier le salaire qu’elle continue de percevoir depuis bientôt deux ans, tache agréable qu’elle exécute avec soins aux horaires selon son bon vouloir depuis qu’elle a repris ses études à la fac de sciences de Luminy. Il faut trier, inventorier, classer tous les objets aboutissant dans ces cartons, si possible les restituer à leurs propriétaires quand un traçage est possible sinon les étiqueter et les ranger sur des centaines de mètres de rayonnage. La partie la plus intéressante de son travail, qu’elle se réserve pour la fin, est l’inventaire du contenu des porte-feuilles et des sacs, fenêtre ouverte sur l’intimité d’inconnus qui réveille son ancienne curiosité flicardiaire. Elle note tous les renseignements utiles pour essayer de retrouver leurs propriétaires et leur signaler que leurs effets sont en attente de récupération. Pour le moment elle trie et étiquette les objets hétéroclites anonymes, toujours aussi surprise d’en découvrir certains d’une grande valeur. Tâche aisée qui lui permet de cogiter sur l’essai qu’elle doit rendre d’ici quelques jours. Elle a choisi la botanique comme sujet d’étude, de toutes les sciences naturelles qui l’attiraient c’est celle qui lui est finalement apparue comme la plus passionnante, fondamentale, les plantes étant à la base de toute l’élaboration du vivant terrestre en transformant directement l’énergie solaire en matière organique. Mais aujourd’hui elle n’arrive pas à contrôler ses réflexions, les objets qui tombent des cartons captent régulièrement son attention, faisant diverger le fil de ses pensées, des souvenirs apparaissent, inconsciemment reliés les uns aux autres par des mots ou des images clés. La confrontation mémorable entre elle, Max et les pontes de la police, sa nouvelle vie d’étudiante passionnée d’apprendre, difficile au début, elle a du s’accrocher, cela a été ardu de s’y remettre, son cerveau anesthésié par l’inactivité rétif à l’effort, n’aspirant qu’à la paresse intellectuelle confortable. Mais c’est revenu, comme toujours avec elle, pas question d’accepter qu’un milliard de neurones refusent de se réveiller, elle s’est astreinte à une discipline de fer associée à un régime alimentaire stimulant strict, des horaires de travail rigoureusement respectés, des loisirs uniquement consacrés au sport. En fait ses seuls moments de détente sont ici, devant ces objets, ces papiers, ces photos d’inconnus qui défilent…L’autre nouveauté dans sa vie c’est Dado, prononcer Dadou, diminutif d’Eduardo. Elle est tombée sur lui un matin en finissant ses dix kilomètres de jogging sur la Corniche. En fait c’est lui qui l’a abordée, elle n’aurait jamais reconnu dans ce grand mec si gracieux Renata, le shemale qu’elle n’a rencontrée que quelques fois chez ses parentes et qui s’est montrée si efficace dans l’organisation du piège dans lequel elle a fait tomber Max et sa clique. Ils avaient gardé le contact mais un jour il a cessé de lui répondre sans explication et elle a questionné ses ‘’mamans’’ sur le pourquoi de cette disparition soudaine mais elles n’en savaient apparement pas plus, il avait paraît-il juste disparu du jour au lendemain. Ils ont échangé quelques mots en reprenant leur souffle dans l’air frais du matin, assis sur le muret qui surplombe la mer. Elle a accepté le café et les croissants qu’il a offerts, pris à un ‘’food truck’’ garé sur une esplanade dans un des virages de la célèbre avenue. Elle ne court jamais avec son téléphone mais il lui a écrit son numéro sur une serviette en papier qu’elle a fourré dans sa poche pour ne pas le vexer avec l’intention de s’en débarrasser dans la première corbeille. Mais quelque chose l’a séduite chez lui, plus que son éclatante beauté un charme particulier, fait de virilité contre-balancée par des gestes légers, souples et gracieux de ballerine. Tout chez lui rayonnait de douceur, son regard apaisant, son sourire, le timbre de sa nouvelle voix plus grave au rythme régulier, même son accent suave y participaient. Elle l’a rappelé et ils se sont revus, et revus, et ils sont devenus inséparables. Quand il lui a proposé de quitter sa chambre d’étudiante pour partager son confortable rez-de-jardin d’une vieille maison de Mazargues, à un quart d’heure de vélo de Luminy elle n’a pas hésité. Depuis elle se laisse dorloter, Dado est un cuisinier génial, il l’a décharge de toutes les taches ménagères, elle dispose de tout son temps pour étudier. Elle l’a forcé à raconter en partie son incroyable vie, par bribes, harcelé de questions par une Angelina inquisitrice qui veut en savoir toujours plus, lui en essayant d’éviter de divulguer les détails les plus scabreux, elle tentant d’en obtenir chaque fois des nouveaux. Lui, plutôt du genre laconique, préfère la faire parler, elle, il suffit de la lancer sur ses études pour qu’elle devienne intarissable, il peut passer des heures à l’écouter, il n’en retient pas grand-chose, le monde végétal ne devenant réellement intéressant pour lui que bien assaisonné et prêt à consommer dans une assiette. Elle a compris qu’il n’était plus seulement un ami pour elle quand il est devenu le sujet principal puis le seul de ses fantasmes onanistes, en fait sa seule présence provoque en elle maintenant des bouffées intenses de désir. Lui par contre ne montre aucune marque d’intérêt autre que fraternel envers elle, ce qui la retient de juste se jeter sur lui. Jusqu’à aujourd’hui. Elle a essayé d’analyser leur situation et elle a conclu qu’il est impossible qu’il ne partage pas ses envies. Qu’il fallait qu’elle en ait le cœur (enfin le cœur c’est manière de parler, c’est pas cet organe là qui la pousse à l’action présentement), le cœur net donc et ce soir sera le grand soir. En fait des indices concordants l’ont convaincue. Déjà elle n’a jamais vraiment gobé que leur rencontre sur la Corniche soit due au hasard, ensuite comment croire que quelqu’un qui n’a vécu jusqu’à maintenant que pour et par le sexe vive une vie d’abstinence sans raison impérative, par exemple : se sentir dans l’impossibilité d’avouer son désir à cause de la nature scabreuse de sa précédente relation avec ses parentes ? Donc c’est décidé, pour ce soir elle a son plan bien planifié, simple et elle l’espère efficace : elle va demander à Dado de leur préparer deux caipirinhas bien chargées en cachaça, elle va se prendre une douche, rester en peignoir, toute parfumée, se sécher les cheveux en sirotant son cocktail, l’alcool aidant à se désinhiber ce qui avec le balancement d’épaules, les entrebâillements de peignoir et les bouffées d’effluves répandues par le séchoir devrait largement suffire à émoustiller tout mâle digne de ce nom. Sinon elle se jettera sur lui et advienne que pourra.

Elle en est arrivée à l’inventaire des sacs mais elle est moins intéressée que d’habitude par ce qu’elle découvre, toujours distraite par des bouffées de sensations énervantes qui remontent de ses entrailles, notant machinalement les coordonnées des contacts éventuels…

Pourtant quelque chose vient de l’alerter inconsciemment… Elle en perd le fil de sa rêverie. Bien attentive maintenant elle repasse les objets à l’envers, des papiers, un porte monnaie, un sac de cuir noir luxueux dont elle vient d’étaler le contenu sur le comptoir, un téléphone, un passeport qu’elle a entrouvert sur la photo d’une femme âgée, visage énergique, cheveux gris coupés au carré, yeux gris métalliques, l’air pas commode. Ce qui l’a fait tilter c’est le nom sur le document : Cornille-Beringer, double patronyme typiquement bourgeois. Beringer ne lui évoque rien par contre Cornille la fait réagir. Elle a retenu ce nom probablement car l’histoire de la pauvre chevrette perdue dans les Alpilles l’a tant fait pleurer enfant, un souvenir vivace, déchirant. Or Cornille c’est aussi le nom du commissaire qui avait suivi à l’époque l’enquête sur la première affaire dans laquelle était apparu le Luger qui a servi à tuer Arian, le premier proxo dans la ‘’nursery’’ : ce meurtre de voisinage entre paysans des Alpes qui se haïssaient…Elle tape le nom de la dame sur son ordi, merci Google, merveilleux auxiliaire des flics qui remplace en un clic des heures d’enquête. Tout le C.V. de la dame s’affiche sur l’écran. Dominique Cornille-Beringer, fille de…veuve du Commissaire Cornille, (c’est bien ça), magistrate en retraite, dirige bénévolement un centre d’accueil de femmes maltraitées de...

Ça alors ! Un brimborion d’hypothèse s’élabore dans le cerveau d’Angelina. Elle range tous les effets dans le sac et l’emporte en sortant, bien décidée à en avoir le cœur net.

Elle récupère sa moto au parking, elle a adopté ce moyen de locomotion dangereux, excitant et infiniment moins stressant que la voiture, idéal pour se faufiler dans la circulation anarchique de Marseille. Une Honda Hornet d’occasion, un bolide léger et nerveux qui ‘’dépose’’ toutes les caisses à chaque feu rouge, la propulsant à 100 km/h en 4 secondes, tout ça pour 3000 euros, elle adore. Il ne lui faut pas longtemps pour se retrouver à l’adresse indiquée sur le passeport, devant une vieille maison de maître trônant au centre d’un grand parc envahi d’une végétation dense à flanc de colline au nord de la vile. L’habitation, d’un style tout sauf provençal comme il se devait pour afficher sa réussite chez les grand bourgeois du 19e siècle, ne manque pas d’allure malgré sa prétention. En fait il s’agit presque d’un petit château sur trois étages, à la toiture en ardoise grise, aux portes-fenêtres débordées par des balcons garnis de superbes balustrades en fer forgé, son entrée encadrée de colonnes de marbre classiques et frimeuses. La bâtisse lui fait penser à la maison de Violaine sans une Fatou pour l’entretenir. Ici tout porte la marque des ans et du manque de soins : le crépis rose des murs est tombé depuis longtemps, il n’en subsiste que quelques plaques, une large lézarde zigzague sur la façade, les volets ne sont plus recouverts d’une peinture bleue écaillée que dans leur partie haute, des herbes folles poussent dans chaque interstices, des plantes vivaces ont envahi les gouttières en fonte, du lierre recouvre tout un coté de la maison, y interdisant la fermeture des volets. Angelina trouve que l’aspect d’abandon donne un charme inouï au bâtiment en le débarrassant de son aspect ostentatoire, en l’intégrant avec humilité dans son environnement. La façade orientée plein sud est réchauffée par le soleil de février qui resplendit dans un ciel limpide de fin de Mistral. Des insectes bruissent, réveillés par cette chaleur prématurée. Les larges portes-fenêtres vitrées sont grandes ouvertes, Angelina pénètre dans une vaste pièce magnifique. Parquet en chêne dessinant des motifs géométriques, boiseries sur le premier tiers des murs, papiers au motifs floraux jaunis par les décennies passées, décorés de tableaux d’ancêtres à l’air austère et de grands miroirs piquetés aux cadres tarabiscotés dorés à la feuille, une énorme cheminée en marbre gris trône au centre du mur opposé aux fenêtres. Une profusion de meubles qui, restaurés, vaudraient des fortunes chez les antiquaires encombrent la pièce, sont recouverts de bibelots précieux et poussiéreux. Les rayons du soleil encore bas qui pénètrent obliquement profondément dans la salle éclairent le bric à brac en révélant des couleurs somptueuses, la réchauffent, dégageant une odeur délicieuse faite de senteur de cire, de poussière, de bois et de vieille étoffe qui se répand dans l’air tiède et sec.

Angelina lance quelques -Hello, il y à quelqu’un ?- sonores mais personne ne répond, hormis le zonzon des mouches. Un concert de craquements donnent l’impression que le bâtiment s’étire comme une grosse bête après son sommeil hivernal. Un vieux frigo bruyant se met en marche dans la cuisine attenante. La maison semble déserte. Un ordinateur fermé est posé sur un bureau qu’Angelina décrète Second Empire sans barguigner, plus chargé et tarabiscoté en décorations tu meurs, recouvert de cuir bordeaux, pieds et boiseries dorés à la feuilles sculptés de bestioles, de fruits et de chérubins joufflus aux fesses rebondies, fauteuil assorti dans lequel elle s’installe en posant le sac à main sur le bureau. Elle allume l’appareil, poussée par une curiosité fébrile. Une page de texte apparaît que, manifestement, quelqu’un était en train de taper, la dernière ligne étant interrompue. Elle remonte au début du texte et en entreprend la lecture, de plus en plus sidérée par ce qu’elle découvre…

Confession de Dominique Cornille-Beringer

Avant de relater les événements qui se sont déroulés pendant quelques jours de juin 20.. il me semble indispensable de me présenter et de décrire sommairement mon parcours pour expliquer sinon justifier mes actes. Je vais essayer de m’en tenir aux faits en évitant les digressions inutiles.

Mon nom est Dominique Cornille-Beringer, j’ai été juge jusqu’à ce que je prenne ma retraite anticipée il y a quelques années. Depuis je m’occupe bénévolement mais à plein temps d’un centre d’hébergement pour femmes battues à Marseille. J’ai fait mes études de droit à Aix en Provence au début des années 70, c’est la que j’ai connu mon futur époux, Alexandre Beringer. J’ai poursuivi à l’Ecole de la Magistrature à Bordeaux d’où je suis sortie pour débuter ma carrière de juge en 1979, Alex pendant ce temps suivait sa formation de commissaire de police à Saint Cyr au Mont d’Or, près de Lyon. Nous nous sommes mariés en sortant de la fac avant d’être séparé par plusieurs centaines de kilomètres pendant nos longues études de spécialisation respectives, ainsi nous avons obtenus nos premiers postes dans le même secteur, lui à Marseille et moi à Aix. Nous adorions nos métiers que nous trouvions complémentaires, lui qui poursuivait les criminels, moi qui instruisais les affaires.

Mon mari est hélas mort prématurément en 1985, en poursuivant des braqueurs, la voiture dans laquelle il se trouvait est sortie de la route, il a été tué sur le coup. Nous avons eu deux enfants, une fille et un garçon, je mentionne ma famille car ils interviennent de manière très anecdotique dans le reste de mon récit. Je ne me suis jamais remariée, j’ai consacré ma vie à élever mes enfants, je n’aurais jamais pu envisager de leur imposer la présence d’un père de remplacement, avec tous les risques que cela comportait, d’autant que j’ai quitté mon poste de juge d’instruction, bien trop exposé, pour celui de juge aux affaires familiales et que j’ai été immédiatement confrontée à la violence masculine potentielle dans tant de familles recomposées. Je me suis jurée de ne jamais laisser jouer mes enfants à ce genre de roulette russe. J’ai occupé ces fonctions jusqu’à ma retraite anticipée en 2013. J’ai toujours été une militante féministe radicale, je pensais qu’en choisissant ce poste je pourrais être utile dans la lutte contre toutes les violences perpétrées à l’encontre des femmes et des enfants. En bonne socialiste j’ai longtemps cru que mon action était utile, que je participais à l’amélioration de la société en général et du sort de ses victimes les plus nombreuses et les plus invisibles, surtout après les avancées significatives dans ce domaine, les séries de lois féministes des années 70 et 80 et les espoirs qu’elles portaient. Hélas, force est de constater que l’embellie a été de courte durée. Depuis les années 90, l’esprit féministe régresse, les femmes sont tristement retournées en masse subir volontairement les dictats de modes avilissantes, la femme objet n’a jamais été autant célébrée, la société néolibérale consumériste triomphante a su réimposer des stéréotypes féminins archaïques pour écouler sa production de marchandises à une clientèle captive, bombardée de publicité. Seule voie alternative proposée, surtout aux plus pauvres, le retour à une bigoterie délétère qui n’a qu’un but, faire régresser les mentalités des centaines d’années en arrière. Depuis les années 90, de l’ouverture progressive de l’Europe aux pays de l’Est et surtout de l’arrivée d’Internet il n’y a jamais autant eu de femmes et d’enfants battus, trafiqués, livrés aux pires réseaux de prostitution et de mendicité.

J’ai dit que j’allais m’efforcer de ne pas disserter mais ces quelques lignes m’ont semblé indispensables pour expliquer, au moins en partie mais en aucun cas excuser, les actes que je vais relater dans la suite de mon récit. Je suis fille unique, issue d’une famille de grands bourgeois protestants marseillais qui ont bâti leur fortune dans le commerce des ressources pillées dans nos colonies au 19e siècle. La génération qui a précédé la mienne s’est ingéniée à dilapider la fortune ancestrale mais il en est resté assez pour que je n’ai pas réellement besoin de travailler. Je me suis mise en congé de la magistrature quand j’ai compris que mon rôle en tant que juge ne servait qu’à tenter de masquer la déliquescence de la société en matière de protection sociale, comme quand on repeint sans fin une tache d’humidité qui réapparaît systématiquement au bout de quelques jours. Je suis devenue directrice bénévole d’un centre associatif d’accueil de femmes battues peu de temps après. En fait j’ai mis à disposition l’immeuble que j’habitais vers Mazargues pour y créer un nouveau foyer, idéal de par sa situation, au fond d’une impasse discrète. C’est là que j’ai recueilli un jour Mara. Pourquoi ce cas-là m’a-t-il encore plus atteint que les centaines d’autres qui l’avaient précédé ? A 17 ans elle n’était pas, loin s’en faut, la plus jeune de nos pensionnaires. Elle avait été rouée de coups et laissée pour morte dans une décharge sauvage vers La Valentine. Encore une histoire abominable de trafic d’être humain en provenance d’un pays de l’Est, la Moldavie dans son cas. Elle était évidemment prostituée et s’était retrouvée enceinte, sans en prendre conscience, jusqu’à laisser passer le délai légal pour pouvoir avorter. Elle a tout fait pour essayer de cacher sa grossesse à son mac, elle ne se nourrissait plus pour essayer de ne pas grossir, elle se droguait pour pouvoir tenir le coup, sa santé s’est dégradée au point de s’écrouler un soir devant ses collègues du boulevard Sakakini. Des passants ont appelé le Samu. A sa sortie des urgences ses proxénètes l’attendaient et ils l’ont tabassée devant les autres prostituées pour faire un exemple. Elle a survécu et incroyablement son bébé aussi. C’est sans nul doute ce que j’ai trouvé de si extraordinaire dans son cas, l’acharnement inouï de ce fœtus pour s’accrocher à la vie dans le pauvre corps massacré qui l’hébergeait. Mara est venue habiter au foyer, sa jeunesse lui a permis de se remettre rapidement et maintenant qu’elle pouvait se nourrir à sa faim son ventre s’arrondissait dorénavant en toute liberté. C’est vers son septième mois de grossesse qu’Arian, son mac, l’a retrouvée, probablement par l’intermédiaire d’une collègue avec qui elle était imprudemment restée en contact. Un jour Mara, de retour de la supérette proche, est rentrée au foyer dans un état de panique total, je l’ai retrouvée prostrée sur le sol de la salle de bain, incapable de parler, gémissant comme un animal terrorisé. Il m’a fallu des heures pour la calmer et qu’elle puisse enfin me raconter. En fait son ordure de mac exigeait qu’elle reprenne immédiatement le “travail”, voulant profiter de son état car il y avait un ‘’marché’’ extrêmement lucratif à exploiter, une clientèle spécialisée adorant baiser avec des femmes enceintes étant prête à payer des fortunes pour ce genre de prestations. J’ai essayé de la persuader sans succès d’aller porter plainte, Mara était certaine que la police, qui n’avait déjà pas été capable de durablement incarcérer ses agresseurs ne ferait rien pour la protéger. Hélas je partageais sa certitude et je suis rentrée chez moi remplie de sentiments de frustration et de colère qui m’étouffaient, incapable d’envisager le moindre début de solution pour lui venir en aide.

Le lendemain quand je suis arrivée au foyer, un énorme SUV barrait l’entrée de la petite cour intérieure qui nous sert de parking. En réponse à mes appels de phare un type à l’air arrogant est descendu de la voiture, cheveux et barbe parfaitement taillés, lunettes noires, boucles d’oreille et tatouages sur le cou, fringues griffées, il s’est approché de ma portière. J’ai entrouvert ma vitre pour lui réclamer le passage. Il m’a répondu avec un sourire fat qu’il devait croire charmeur et un accent difficilement identifiable mais très marqué, je reproduis la suite du dialogue.

-Ça va, on va bouger, vous en faites pas…Vous travaillez ici ?

-Je suis la directrice. Que puis-je faire pour vous ?

-Je voudrais juste parler à Mara…Vous lui dites de sortir ?

-Comment vous appelez-vous ?

-Arian.

-Qui êtes-vous, un parent ?

-C’est ça, un tonton…

Il rigola à sa réplique.

-Vous avez un téléphone ?

-J’ai un téléphone…Pourquoi faire ?

-Pour qu’elle puisse vous appeler si elle désire vous parler.

Il répliqua sur un ton plus aimable du tout :

-Vous lui dites de sortir et puis c’est tout, pas la peine de téléphone…

-Je vais rien lui dire du tout, de toutes façons elle n’est plus là. Maintenant si vous pouvez dégager votre voiture.

-Écoute moi, tu lui dis de sortir sinon…

-Sinon quoi ? je n’aime pas votre ton, j’appelle la police.

J’ai ostensiblement composé le numéro sur mon portable, ça a mis mon interlocuteur en rage.

-Connasse, t’appelles les flics ? Tu crois que ça va la protéger ta salope ? On la retrouvera toujours et toi avec vieille merde…

Sur ces menaces il est remonté dans sa voiture et a démarré en trombe.

En rentrant au foyer je suis allée retrouver Mara qui bien qu’un peu moins agitée que la veille était toujours rongée par l’inquiétude. Je lui demandais qui était Arian, son inquiétude se transforma en terreur.

-Tu l’as vu ?

-Oui, il était, là, devant le foyer…

Elle éclata en sanglots convulsifs, je m’efforçais de la calmer en la serrant dans mes bras.

-Tu ne peux pas rester là, il faut te trouver un endroit plus sûr pour te cacher…Viens on va emballer tes affaires, je sais où aller.

Le temps de rassembler son maigre bagage et nous partîmes. J’utilisais un stratagème simple pour vérifier que nous n’étions pas suivies : je pris la direction d’Aubagne par l’autoroute, je sortis à La Valentine pour reprendre immédiatement l’autoroute dans le sens opposé, même manœuvre à Saint Henri, je répétais l’opération plusieurs fois, impossible pour des poursuivants de ne pas se faire repérer en étant obligés de suivre le même ballet saugrenu. Je savais où aller, notre vieille propriété familiale sur les hauteurs au-dessus d’Allauch. Planquée là-haut Mara ne risquerait plus la moindre mauvaise rencontre, elle n’aurait même pas à en sortir pour accoucher, j’étais bien décidée à payer tous les frais nécessaires pour lui éviter d’avoir à se montrer dans une clinique.

Nous nous y installâmes ensemble, j’organisais notre séjour, nous nous faisions livrer tout ce dont nous avions besoin, j’exigeais de Mara qu’elle détruise sa carte SIM, elle y consentit à ma grande surprise sans difficulté, la vitesse avec laquelle son mac l’avait repérée l’ayant convaincue de la nécessité de couper tout lien avec sa vie antérieure. Le séjour dans cette belle maison tout droit sortie d’un roman de Pagnol eut un effet incroyablement bénéfique sur Mara. Elle retrouva le sourire, elle dormait 10 heures par jour, le reste du temps elle cuisinait, son hobby préféré, elle adorait ça et s’y montrait très douée, une cuisine saine de son pays, à base de profusion de légumes et de viandes rustiques, je n’avais pas aussi bien mangé depuis des années. Elle adorait regarder des séries comiques à la télé, moi qui avais toujours snobé ce genre de divertissement je les découvrais grâce à elle, son plaisir communicatif m’en faisant comprendre les ressorts, en réalité plutôt subtils, pas plus idiots que certaines pièces de théâtre qui faisaient se pâmer mes amis intellos.

Je fis quelques tentatives pour essayer de la pousser à lire en puisant dans la bibliothèque bien fournie mais elle s’endormait systématiquement au bout de quelques pages. J’ai réalisé au fil des jours à quel point Mara s’était mise à compter pour moi, sa présence me ravissait, j’étais fascinée par la vitesse à laquelle elle reprenait le dessus, elle me faisait penser à un chat, comme un félin elle ne semblait ne conserver aucune séquelle mentale de ses épreuves, une fois rétablie physiquement son cerveau ne se mobilisait que pour son présent. J’adorais la prendre dans mes bras, la câliner, sentir sa chaleur, son odeur, voir son ventre s’arrondir, palpiter. Même avec mes enfants je n’avais jamais ressenti ce genre de sentiments.

La menace représentée par Arian n’avait cependant pas disparu. Le personnel du foyer me rapporta une nouvelle tentative d’intrusion et des menaces du mac qui visiblement ne lâchait pas l’affaire. Je renonçais à aller porter plainte, cela n’aurait servi au mieux qu’à éviter temporairement les visites du mac directement à la porte du foyer. La frustration de ne pouvoir rien faire pour éloigner définitivement cette menace me rongeait. Poussée par le besoin d’agir, je questionnais Mara plus en détails sur Arian, sa bande, sa vie de prostituée. Je découvris que le mac “gérait” une “nursery” pour une organisation de proxénétisme, en fait une maison où les filles sont regroupées par douze sous la responsabilité d’un mac, ces maisons étant disséminées tout autour de Marseille dans des lieux choisis pour leur discrétion. C’est là que le hasard a probablement orienté la suite des événements. Je découvris que celle d’Arian était, à vol d’oiseau, très proche de celle dans laquelle nous séjournions. Par contre par la route il fallait descendre jusqu’en bas dans la vallée de l’Huveaune, suivre la route sur deux ou trois kilomètres, remonter sur le flanc d’une autre colline. Il se trouve que je connais ces lieux par cœur, je les ai sillonnés dans tous les sens pendant mon enfance quand nous passions nos vacances dans la vieille demeure ancestrale. Un vieux canal qui captait l’eau de la petite rivière à plusieurs kilomètres en amont serpente en suivant les courbes de niveau en passant juste au-dessus de ma propriété, et obligatoirement non loin de la maison des prostituées. Le canal n’irrigue plus rien mais ses berges sont fréquentées par quelques adeptes du jogging dans la journée. Je donne tous ces détails pour bien camper le décor de la suite des événements.

Il me faut dire un mot maintenant sur les “accessoires” qui ont été utilisés.

J’ai signalé au début que mon mari était policier. En fait on peut le décrire comme ayant été un de ces super flics flamboyants qui luttaient contre le grand banditisme des années 70 et 80. Il croyait en son métier, il en avait une vision romantique, enthousiaste, juvénile. Je décris sommairement son caractère car cela a son importance pour la suite. Un jour il a eu à s’occuper d’une affaire totalement en dehors de la lutte antigang, un meurtre commis dans un village de Haute Provence, un paysan hargneux ayant fini par régler à coup de revolver une vieille querelle de voisinage. Une affaire sans mystère, résolue en quelques heures. C’est là que le caractère de mon mari intervient dans l’histoire. L’arme du crime était un Luger po8 7.65 parabellum de l’armée allemande du début du 20e siècle, le premier pistolet automatique au monde, ce que m’expliqua Alex quand il le ramena à la maison, avant d’aller le déposer aux “sommiers”, pour me le montrer, les yeux brillants d’excitation, tout fier de me dérouler toute l’histoire qui y était associée. Est-ce qu’il l’oublia ou plus probablement le conserva volontairement ? Toujours est-il que je l’ai retrouvé bien emballé dans un chiffon gras, comme neuf, bien longtemps après sa mort. J’ai renoncé à le rapporter après tant d’années, n’ayant pas le courage, en connaissant le système de l’intérieur, de subir les questions de fonctionnaires tatillons.

Revenons au récit des faits.

Je suis allée plusieurs fois, en tenue de jogging, près de la ‘’nursery’’ pour repérer les lieux. Je n’avais pas un plan bien défini en tête, juste la pensée lancinante que je devais “faire quelque chose” pour aider Mara. J’ai vite saisi la routine de fonctionnement de la villa. Les filles dormaient jusqu’en fin d’après-midi, ensuite la maison s’animait pendant quelques heures. Les filles, cuisinaient, se lavaient, se maquillaient tout en discutant vivement dans une langue étrangère aux consonances latines, du roumain à l’évidence, se chamaillant parfois. Puis elles s’habillaient pour sortir travailler vers 21h. Elles n’étaient jamais laissées sans surveillance, toujours sous la garde d’au moins un homme, Arian la plupart du temps. Les gardiens en disposaient à leur guise, Arian en prenait systématiquement quotidiennement plusieurs à la fois pour assouvir un appétit sexuel exacerbé par la prise permanente de stimulants et de cocaïne. Un van sans fenêtre venait les “charger” le soir pour les déposer sur leurs lieux de travail. Arian quand il était de service restait seul pendant quelques heures profitant de la maison désertée pour jouer à des jeux vidéo avant de monter dans sa Porsche pour, j’imagine, aller faire ses tournées d’encaissement des recettes de “ses” filles après les heures les plus lucratives de la nuit. J’ai observé et noté ces mouvements pendant plusieurs jours, dissimulée dans la végétation dense du jardin à l’abandon, aucun des occupants de la maison ne dépassant jamais le périmètre de la terrasse.

Un soir je me suis décidée. J’ai puisé dans le vieux stock des vêtements de sport les plus banals de mon fils, trop amples pour moi, pour y dissimuler le Luger. Je suis partie vers la maison à la nuit tombée. Avec le recul il semble difficile de croire que je n’avais pas prémédité la suite des événements. Pourtant il me semble encore aujourd’hui que mon intention n’était que de confronter le proxénète mais dans quel but ? En fait je n’avais aucune réponse claire en tête, je n’étais mue que par une révolte rageuse, un désir d’action pour tenter de contrecarrer le terrible destin de Mara, programmé par des forces néfastes si clairement identifiées, si tangibles…Ces gens étaient tellement nuisibles dans sa vie, comme ces tumeurs immondes provoquées par des parasites tropicaux qui se développent sur les membres des plus pauvres quand un simple coup de bistouri pourrait les en débarrasser s’ils avaient les moyens de se payer les soins. Je n’ai eu aucune difficulté pour prendre Arian par surprise, totalement absorbé par son jeu video. L’effarement puis la peur qui se sont succédés sur son visage quand il a levé les yeux sur le Luger ont établi une sorte de constat d’évidence quant à la pertinence de mon action, dissipant tous mes doutes. Hélas pour lui son attitude a changé quand il a réalisé qu’une femme tenait l’arme braquée sous son nez. Il m’a reconnue et toute sa confiance et son arrogance sont revenues. Il m’a apostrophée, dégoulinant de mépris :

-Maïs c’est la vieille connasse du foyer ! Tu l’as trouvée où ta pétoire, mémé ? Tu sais t’en servir ?

Pendant qu’il parlait il se redressait dans le fauteuil, lâchant sa console, repliant ses jambes sous lui, il a posé ses mains bien à plat de chaque côté de ses cuisses, prêt à bondir…J’ai perçu son manège, j’ai hurlé :

-Bouge pas enculé !

La surprise a stoppé son élan. Sa réaction m’a donné une idée diabolique. Je lui ai ordonné :

-Relance ton jeu !

-Quoi … ?

Son expression d’incompréhension inquiète quand il a obéi m’a procuré une joie sauvage.

-Joue !

Il s’est exécuté en me traitant de vieille tarée. J’ai profité d’une série d’explosions pour lui tirer une balle dans le mollet. Il a lâché sa console pour s’attraper la jambe en gueulant.

-Maïs t’es tarée ! Putain qu’est-ce que je t’ai fait ? Appelle une ambulance !

Il a pris son portable. J’ai ordonné :

-Lâche ça ou je t’en colle une autre dans la main.

-Putain t’es cinglée, c’est ça ! Mais tu veux quoi, hé ? Ça va arranger quoi ?

Il avait raison ! Et maintenant quoi ? Je venais de commettre un acte irréparable, ses complices ne me lâcheraient plus… Arian perçut mon embarras.

-Ça y est, tu commences à piger ? Tu ferais mieux d’appeler une ambulance ou me larguer dans un hôpital, ensuite tu pourras essayer de disparaître si tu veux t’en tirer, va te planquer au soleil et fais-toi oublier…Et surtout laisse ta protégée derrière toi, elle nous appartient, tu peux rien pour elle, on la laissera jamais s’échapper…

Il en a trop dit, il n’aurait jamais dû mentionner Mara. J’ai entrevu une solution, rien de très concret encore, juste une idée, mais sa simplicité s’est imposée comme une évidence au point où j’en était arrivée. J’ai désigné la console avec le Luger :

-Joue !

-Quoi ?

J’ai pointé l’arme sur sa tête :

-Joue je te dis !

Il a relancé son jeu en geignant :

-T’es malade putain t’es malade…

J’ai tiré plusieurs fois, les détonations se superposant à la bande son du jeux vidéo, le corps du mac tressautant sous les impacts.

J’ai attendu quelques minutes dans le silence qui a suivi, j’ai constaté qu’il était bien mort. Je venais de commettre un meurtre pourtant je me sentais étrangement calme, plutôt apaisée en fait, pénétrée par une certitude : je venais à l’évidence d’éloigner la menace qui pesait sur la tête de Mara.

J’ai essayé de me remémorer tous mes gestes depuis mon arrivée mais à part la poignée de la porte j’étais certaine de n’avoir rien touché d’autref. J’ai pris le portable d’Arian et je suis partie en essuyant la poignée de la porte en recouvrant ma main avec la manche de mon jogging trop ample. J’étais en train de quitter la propriété quand, mue par une impulsion, je suis retournée sur mes pas. J’ai trouvé la télécommande pour ouvrir la Porsche garée devant la maison et j’ai fouillé la boîte à gants, toujours en protégeant mes mains avec mes manches. J’y ai trouvé un autre téléphone et un revolver automatique bien plus imposant que mon Luger, je me suis emparé des deux objets. J’ai résisté à l’envie de fuir le plus vite possible, je me suis forcée à réfléchir rationnellement. Qu’avais-je touché, oublié, comment aurait-on pu me retrouver ? Dans un flash j’ai pensé aux portables, je me suis assurée qu’ils soient bien éteints, je n’étais pas certaine qu’on puisse les tracer mais dans le doute… Ensuite je suis retournée chez moi par le même chemin, aussi désert qu’à l’aller.

J’imagine qu’on s’attendrait légitimement à ce que j’ai ressenti le contre-coup de ce qu’il venait de se passer, je venais de tuer froidement un homme mais en vérité j’étais très calme, sans regret, le sentiment d’apaisement persistait, se renforçait, l’angoisse provoquée par mon impuissance remplacée par l’assurance de contrôler dorénavant la situation me procurait un sentiment légèrement euphorique. Je suis montée dans la chambre de Mara pour la regarder dormir paisiblement, elle ronflait légèrement la bouche entrouverte, son visage reposait sur sa main, elle dormait sur le côté, son ventre qui devenait énorme reposant sur le matelas.

Je me suis préparée un bon repas, j’ai extrait une bouteille de Gigondas 1992 de la cave. J’ai très bien dormi, ce n’est que le lendemain que l’ai ressenti une certaine inquiétude jusqu’à ce que je lise les journaux qui présentaient tous le crime comme étant un règlement de compte évident commis par un professionnel en soulignant l’absence de toute trace. Rassurée, je me suis mise à considérer la situation froidement. J’étais certaine d’avoir écarté la menace dans l’immédiat, le reste du réseau devant être très occupé à retrouver les filles, les reloger, mettre de l’ordre après la pagaille que j’avais sûrement provoquée. Mais après ? Rien ne garantissait que les complices d’Arian ne reviendraient pas à la charge très vite. C’est alors qu’un vrai plan a commencé à s’échafauder dans ma tête. Je suis partie au centre-ville et j’ai allumé les téléphones récupérés la veille. Un s’ouvrait sans problème mais pour celui de la Porsche il fallait un code. J’ai exploré le contenu du premier. Il contenait des tas de contacts : familiaux, précédés du 40 de la Roumanie, des tas de prénoms féminins ou masculin dont Mara, des numéros de bars, restaurants, fast-food etc…Tout ça ne m’avançait pas tellement. Je repassai plus lentement la liste et tombai sur un numéro anormalement court, précédé des initiales V.P. Il ne contenait que 6 chiffres. Une intuition me poussa à taper ces six chiffres sur le deuxième portable qui se débloqua instantanément. Il n’y avait qu’un seul numéro enregistré dans la mémoire de l’appareil. Maintenant comment retrouver qui ce portable pouvait bien appeler dans tout Marseille ? Décidément mon cerveau était en ébullition, j’eu une idée vraiment géniale : je repassai la liste des contacts du premier portable, notant sur un carnet ceux qui correspondaient à des lieux de rencontre possible, bars, boites de nuit, restaurants. Un seul était à l’évidence Roumain, le Brassov, boulevard Herriot. Je choisis de commencer par là et j’y réservais une table pour déjeuner. Je notais tous les numéros qui me paraissaient intéressants sur un carnet avant de ré-éteindre les téléphones. Étonnamment je n’avais pas le sentiment d’aller à la pêche au hasard, au contraire, j’avais l’intuition (et la suite des événements m’a donné raison) que je suivais une suite logique, comme un théorème mathématique joliment démontré. Je téléphonais à une vieille amie pour l’inviter à déjeuner et nous nous rencontrâmes devant le restaurant à 13 heures. La cuisine du “Brassov” était très bonne, très fraîche, des grillades accompagnées de salades variées assaisonnées de sauces au yaourt, le vin roumain frappé était trop sucré…J’observais la salle en bavardant avec Jeanne qui se régalait. La clientèle était majoritairement constituée par des employés de bureau. Par contre le fond plus sombre du restaurant en forme d’alcôve semblait réservé à certains habitués, les bribes de conversations qui nous parvenaient était indubitablement en Roumain. Une seule tablée retint mon attention, constituée de trois types aux teints hâlés, barbes impeccablement taillées artistiquement par des barbiers de luxe, crânes tondus, le plus vieux encore plus corpulent que les deux autres. Leur conversation animée accompagnée de langage corporel appuyé se tenait pourtant à voix relativement basse. Je me suis levée pour aller aux toilettes. En revenant à ma table, faisant semblant de fouiller dans mon sac, profitant de la vue panoramique qui s’offrait j’ai appelé le numéro du deuxième portable en surveillant la salle. Je n’ai pas été surprise de voir l’aîné des trois colosses plonger la main vers sa poche pour en sortir un téléphone, l’incompréhension la plus complète se reflétant sur sa face de brute en découvrant qui l’appelait. Il eut un peu tardivement le bon réflexe de parcourir les tables d’un regard inquisiteur mais j’avais déjà raccroché et dans tous les cas son attention ne risquait pas d’être attirée par une vielle bourgeoise et sa copine. Ensuite il montra le portable à ses acolytes, l’inquiétude ne quittait plus sa figure. Je payais l’addition raisonnable et j’entrainais mon amie à l’extérieur quand je vis qu’ils se levaient pour partir, le gros type faisant un signe éloquent au garçon, index dessinant un ovale vers leur table puis main faisant le geste d’écrire dans l’air, pour qu’il marque les repas sur son compte. Je passais mon bras sous celui de Jeanne et l’entraînais au feeling dans le sens de la descente du boulevard Herriot, pariant que la seule raison pour faire marcher ces obèses en montée serait qu’ils aillent rejoindre une voiture auquel cas je les perdrais de toutes façons. Je jubilai quand ils nous rattrapèrent juste avant le croisement avec le boulevard du Prado. Je jubilai encore plus quand, après avoir tourné le coin du boulevard je vis ses deux acolytes monter dans une énorme Mercedes et lui continuer à pied. Il tourna à droite pour rester sur le Prado en direction de la mer, pour finir par entrer dans un immeuble luxueux d’une dizaine d’étages. Je venais de découvrir le domicile du chef ! Ravie par la tournure des événements je proposai à Jeanne d’aller déguster une glace au bord de la plage.

Le soir même je revins guetter l’entrée de l’immeuble. J’étais de nouveau en training mais cette fois j’avais pris soin de modifier ma silhouette, j’avais scotché du papier bulle autour de mon ventre, de mes bras et jambes, sur mes épaules pour me grossir, j’avais chaussé une paire de baskets pointure 43 de mon fils, je m’étais munie de gants et surtout du pistolet récupéré dans la Porsche. J’ai trouvé une place dans une ruelle tranquille et je me suis dirigée à pied vers l’immeuble. Je me suis planquée dans un des bosquets buissonneux qui agrémentent l’avenue du Prado et j’ai observé l’immeuble. J’ai chronométré le temps qu’il fallait pour que la porte se referme quand on l’ouvrait. A un moment VP est sorti. Une dizaine de minutes plus tard un couple est entré, j’ai couru vers la porte et je l’ai bloquée avec une branche avant qu’elle se referme. Je suis rentrée dans l’immeuble, les noms des occupants de chaque étage figuraient dans l’ascenseur, Valeriu Palariar était le seul nom à l’évidence roumain et les initiales VP identiques aux lettres du code du portable d’Arian ne pouvaient être un hasard , il était apparement le seul occupant du dernier étage. Aucun bruit ne venait de son appartement, mais la qualité de construction de l’immeuble indiquant une isolation parfaite, ce n’étais pas une indication fiable. Décidée à attendre le temps nécessaire, j’ouvris la porte de ce qui ne pouvait être qu’un escalier de secours pour m’y planquer. Une autre porte, défendue par un verrou à combinaison donnait accès au toit. Pour passer le temps je tapais les combinaisons facilement mémorables à six chiffres et une lettre que l’on utilise habituellement sur ce genre de cadran classique, numéroté de 1 à 9 plus trois touches additionnelles ABC en dessous des chiffres,

1  2  3
4  5  6
7  8  9
A  B  C

Je tapais sur les touches qui se suivent, en montant, en descendant, en diagonale, En ‘’S’’.

Le penne se rétracta en tapant 456987A. J’entrouvris précautionneusement la porte. L’appart somptueux occupait presque toute la surface de l’immeuble sauf le bloc de la cage d’ascenseur. Terrasse avec piscine surélevée, immenses baies vitrées, vue dégagée sur 360 degrés. Il semblait vide, une alarme sophistiquée clignotait, j’évitais de m’approcher, j’attendis, assise inconfortablement sur le palier d’accès, laissant la porte entrouverte pour surveiller l’appartement. Des voix féminines provenant de la terrasse me tirèrent de mon assoupissement. VP était revenu avec deux filles, probablement des prostituées si j’en jugeais par leurs tenues et le fait qu’elles conversaient avec lui en Roumain. Elles rentrèrent après quelques minutes seulement, fraîcheur de la nuit aidant. Je m’approchai silencieusement des baies vitrées pour épier l’intérieur de l’appartement. VP, entièrement nu, était en train de se faire “traiter” par les deux filles. Hélas leurs efforts ne donnaient pas de grands résultats, le proxo n’étant visiblement pas très en forme, cela risquait de s’éterniser. Heureusement les professionnelles ayant l’air de bien connaitre leur client employèrent très vite des moyens radicaux pour abréger la séance. Pendant qu’une continuait à mâchouiller la verge mollassonne l’autre enduisit de gel un gode électrique de taille respectable qu’elle enfila dans l’anus de son patron. Le résultat fut immédiat, l’érection spectaculaire et les filles purent “finir” VP en quelques minutes. Essoré mais probablement honteux du palliatif particulier employé pour atteindre son plaisir, il les chassât sans ménagement. Je ne perdis pas de temps, je me glissais, pistolet en main, par la porte fenêtre coulissante mal fermée que je refermais soigneusement. La surprise de VP fut totale quand il se retourna vers moi, nu et désarmé. Je ne lui laissai pas le temps de réagir, je tirai trois fois, l’arme moderne redoutablement efficace ne laissant aucune chance au proxénète. J’attendis quelques minutes, quasi certaine que l’isolation de l’appartement avait étouffé le bruit des détonations. Je ramassais deux téléphones dans les poches de sa veste ou je trouvai aussi un portefeuille bourré de billets de 50 euros que j’empochai sans hésitation et j’explorai l’appart à tout hasard. Je trouvai un ordinateur portable et un magnifique pistolet automatique, rangé avec plein d’accessoires dans un superbe coffret en bois précieux. J’emportais le tout dans un petit sac de voyage Hermès qui valait une fortune.

Je sortis tranquillement par la porte sans la refermer, Je regagnai ma voiture en évitant les grandes artères et leurs magasins luxueux bardés de caméras.

Je roulai jusqu’au centre et me garais. Fidèle à ma nouvelle méthode j’étudiai les deux nouveaux téléphones. Comme pour ceux d’Arian, un était libre d’accès, pour l’autre il fallait un code. Hélas tous les numéros enregistrés dans le premier paraissaient cette fois authentiques, beaucoup étaient précédés d’indicatifs étrangers, majoritairement roumains. Aucun ne semblait correspondre à un code pour ouvrir le second. Dépitée j’étais sur le point d’abandonner mais je me fis la réflexion que Damian avait dû bêtement singer son patron pour planquer son code et donc que le code devait figurer dans le premier téléphone. Je refis défiler la liste des noms. L’un d’entre eux attira mon attention par sa sobriété : Balamuc. Tout seul, sans prénom. Je tapai ce mot sur internet pour le traduire, ça signifiait maison de fou, bordel…VP avait de l’humour…Ignorant les quatre premiers, 06 11, communs à d’autres numéros standards, je tapais les 6 derniers chiffres et le téléphone se déverrouilla comme par magie. Il ne contenait qu’une douzaine de numéros dont la moitié précédés du 40 Roumain. Je notais soigneusement tous les numéros du deuxième téléphone dans mon carnet, pour ceux du premier, bien trop nombreux, je les photographiai avec mon propre portable avant de les éteindre pour les étudier à tête reposée puis je rentrai chez moi en m’astreignant à une conduite posée car j’étais survoltée, ce deuxième meurtre me procurait un sentiment de puissance fabuleux, qui me grisait, l’impression d’être un gladiateur vainqueur sortant de l’arène. Je ne pouvais plus me retrancher derrière aucune sorte de ‘’dans le feu de l’action’’ pour expliquer mon acte, j’avais planifié et exécuté un assassinat et j’y avais pris du plaisir. Je n’avais pas l’intention d’en rester là, en rentrant je me précipitai sur les listes de numéros de téléphone en ma possession pour tenter d’échafauder un nouveau plan pour la suite. En fait mon idée était simple, reposant comme précédemment pour VP sur une part de chance et de ‘’bonne volonté’’ de la part de mes prochaines victimes. Voila comment je m’y pris.

Je voulais essayer d’attirer les possesseurs des numéros français du deuxième téléphone. J’étais certaine qu’ils étaient membres de la bande, d’abord car celui d’Arian y figurait et sinon pourquoi être enregistré dans ce portable à usage particulier, les numéros étrangers devant eux correspondre aux dirigeants hors d’atteinte en Roumanie. La question était de trouver un lieu où les regrouper. Je fis une liste des numéros de lieux qui figuraient sur les deux portables ‘’ordinaires’’ en ma possession, bar, restaurants, boites de nuit. J’étudiai leur emplacement grâce à Google Maps. Je choisis une boite de nuit vers Gémenos, au fond d’une zone industrielle et dont le parking était adossé aux contreforts du Massif de la Sainte Baume. Je dormis quelques heures et j’allai repérer les lieux. En passant en ville j’allumai le portable ordinaire de VP pour signaler par texto son assassinat aux autorités. Je profitai de mon passage près de grandes zones commerciales pour trouver le gadget indispensable à la réalisation de mon plan, puis je rentrai prendre un copieux déjeuner et faire une bonne sieste. Vers 21h je retournai sur les lieux. Je me garai dans une rue tranquille d’un lotissement et je gagnai les abords de la boite par les collines, je choisis un emplacement avec vue panoramique sur le parking. J’utilisai le téléphone ‘’discret’’de VP pour envoyer sur tous les numéros français par textos l’ordre de venir à la boite dans une heure. Pour faire plus convaincant je les écrivis en roumain, j’avais eu tout le temps de fignoler le texte sur internet. J’allai à la pêche, comptant sur la curiosité des maquereaux. Comme il était encore très tôt, le parking de la boite était quasiment désert, il était facile de trier les arrivées. J’ignorai les couples et les quelques groupes de jeunes bruyants accompagnés de filles. Finalement un énorme 4x4 BMW attira mon attention. Quatre hommes en descendirent, ayant tout sauf une allure de fêtards, observant les environs en sortant de la voiture d’un air suspicieux comme dans un film. Je fis sonner successivement les numéros du portable de VP, tous les quatre types tentèrent de répondre à un moment. Je n’en cru pas ma chance, la pèche était miraculeuse ! Je les laissais entrer dans la boite, il fallait que je me prépare pour la suite. Je tiens à souligner à ce moment de mon récit que je ne m’attendais pas à ce que les macs répondent ensemble a ma convocation, groupés dans une seule voiture ! Je pensais que peut-être un ou deux se pointeraient dans des véhicules séparés, qu’il me faudrait en ‘’choisir’’ arbitrairement un. Je remontai le boulevard désert qui menait à la boite, je me laissais guider par une sorte d’instinct, ou plutôt j’agissais en suivant une logique qui naissait de l’action elle-même, sans hésitation, portée par une sorte d’état second, froid, implacable, totalement focalisé. Je me planquai derrière un transformateur et j’envoyai toujours en texto et en roumain un avertissement et un ordre de repli, boite pleine de flics, dégagez ! Moins de 10 minutes s’écoulèrent et je vis surgir la BMW. Je bondis au milieu de la route, la lampe laser que j’avais achetée dans la journée pointée sur la voiture pour aveugler ses occupants. Le conducteur pila par réflexe, je continuai à balayer l’habitacle avec le rayon lumineux pendant quelques secondes, le temps d’arriver près de la portière conducteur. Là je commençai à tirer en direction des types affolés, vidant tout le chargeur de l’arme récupérée chez VP, le bruit des détonations étouffé par le silencieux. Je n’avais pas de plan pour la suite mais mon cerveau ultra lucide venait de noter un détail qui me dicta ma conduite. Le conducteur était tout petit, le siège était ridiculement avancé contre le volant pour lui permettre de conduire le 4x4 démesuré. J’ouvris la portière, je reculai le siège et je m’assis sur le cadavre du nabot pour démarrer. Il ne s’était pas écoulé plus de deux minutes depuis que j’avais surgi de ma planque. En rejoignant la route d’Aubagne je jubilais de mon improvisation, je croisai quelques voitures mais je n’avais pas l’intention de rouler très longtemps, n’oublions pas que je connais la région par cœur. Passé Aubagne en direction de Marseille, je tournai à droite dans une route qui mène à une vieille carrière désaffectée ou j’abandonnai la voiture et son contenu macabre. Je mis plus de deux heures pour rentrer à pied en suivant les collines, une des plus belles randonnées de ma vie, seule dans la garrigue, le Mistral rafraichissant l’air chargé de senteurs, les étoiles scintillant dans un ciel limpide.

Le lendemain je suis allée récupérer ma voiture à vélo, vêtue d’une ample robe fleurie et d’un chapeau de paille, la parfaite allure de la mémé dynamique à bicyclette, aussi différente que possible de l’image du tueur probablement captée par quelques caméras. J’ai passé la journée à faire le ménage, la cuisine, un peu de jardinage. J’avais besoin de taches routinières pour m’extraire progressivement de l’état de surexcitation permanente qui était le mien depuis le meurtre d’Arian et surtout le climax atteint par la dernière série de meurtres de la veille. Je n’arrivais pas à penser, je n’étais plus que sensation, en état second, shootée par les drogues que mes glandes avaient fait déferler dans mon organisme pendant ces journées démentielles. Je n’éprouvais toujours aucun remord mais j’avais conscience de l’énormité de mes actes, j’étais devenue une serial killer pour les gens normaux, je devrais logiquement me considérer comme une sorte de monstre. Mara se réveilla en fin de matinée, elle apparut en baillant, les cheveux en bataille, la mine chiffonnée, elle marchait les pieds un peu en canard en se dandinant comme le font souvent les femmes enceintes, elle vint vers moi et m’embrassa longuement, son gros ventre tendu contre le mien, elle sentait encore le lit chaud, je la berçai dans mes bras, ravie par sa présence qui dissipait tous mes doutes, qui justifiait mes actes, qui les débarrassait de leur aspect épouvantable. Je n’avais évidemment aucune idée de ce que Mara et son enfant deviendraient, quelle serait leur vie, comme pour tout un chacun son futur était ouvert, incertain mais pourtant je lui évitais assurément une des pires alternatives, comme un bon médecin je venais de la guérir d’une maladie effroyable en tuant les parasites qui voulaient la détruire. Je trouvais que cela en valait la peine ! Certes, j’avais assassiné des humains qui étaient certainement eux aussi des victimes du monde dans lequel ils étaient nés, mais, en supprimant ceux qui manqueraient probablement à des proches, des mères, des frères, des enfants ? je créais à coup sûr un avenir différent pour Mara, probablement meilleur pour elle et quelques autres de ses compagnes d’infortune et je trouvais que ça en valait la peine, aussi je doutais que des ordures pareilles manquent longtemps à qui que se soit.

Le lendemain je m’installai à la terrasse du Petit Nice, le café préféré des bobos marseillais, pour lire les journaux qui faisaient tous leur une sur ces nouveaux règlements de compte dans les milieux de la prostitution phocéenne. Je découvris avec étonnement les détails que j’ignorais, sur la disparition de la voiture, les cadavres dépouillés. En lisant tous ces articles souvent très documentés je pris conscience du fait que je bénéficiais d’un concours de circonstances incroyablement favorables, qu’il était probablement impossible que les enquêteurs puissent remonter jusqu’à moi : la somme de hasards, de chance, d’improvisation qui m’avait permis d’agir ne pouvait pas être envisagée avec les méthodes rationnelles classiques de la police. Une autre évidence s’imposa en moi : c’était fini, je m’arrêtais là, la suite pour moi consisterait à m’occuper de Mara et de son bébé, de leur assurer le meilleur cadre de vie pour profiter au maximum du nouveau futur que j’avais, ô combien efficacement, contribué à inventer.

Je ne sais pas pourquoi j’éprouve le besoin de relater ces événements aujourd’hui ? Peut-être à cause de la mammographie qui m’a diagnostiqué un cancer ? Un vague remord, le besoin d’une sorte de confession devant le risque fatal de cette maladie immonde ? Je crois plutôt que l’envie immodeste me taraude de raconter mes ‘’exploits’’ au grand jour, après tout ne suis-je pas une des rares serial killer française ? Avec des motivations totalement originales ? Je n’ai tué ni pour l’argent, ni par passion, ni par vengeance, sans être sous l’influence de personne, sans aide, j’y ai pris un plaisir certain sur le moment prolongé par la satisfaction d’avoir atteint mon but : débarrasser l’environnement de Mara et d’Ilinca de ces dangers éradicables, de leur permettre

Finale,
Angelina.

Angelina est en train de parcourir la dernière page de la confession quand elle perçoit des voix en provenance du parc. Elle s’éloigne vivement du bureau et sort sur le perron juste à remps pour voir apparaître au détour d’une allée qui serpente au milieu de la végétation dense une toute petite fille, cheveux noirs bouclés qui encadrent un visage à la peau dorée, aux yeux immenses qui se figent en découvrant cette grande créature étonnante qui lui sourit sur le seuil de sa maison. Hésitation puis détalage en sens inverse…Elle réapparaît quelques secondes après en traînant par la main une jeune femme aussi brune et bronzée qu’elle, en fait une copie d’elle avec une vingtaine d’années en plus et pointe Angelina de l’index, mine effarée, bouche béante, yeux écarquillés qui se fixent alternativement sur sa mère et sur la visiteuse si surprenante…Une autre femme apparaît, tenant en main un gros bouquet de fleurs fraîchement coupées, plus grande et plus âgée, cheveux drus poivre et sel attachés en queue de cheval, robuste, une allure d’ancienne sportive bien conservée, vêtue sobrement d’un jean et d’un gros pull, à l’évidence la propriétaire du passeport, elle dévisage Angelina d’un air pas commode, l’interpelle :

-Oui ? Vous désirez ?

Angelina trouve préférable de ne pas finasser, elle sort sa carte :

-Police…Vous êtes madame Cornille-Beringer ? C’est au sujet de votre sac…

-C’est moi…

La femme se penche pour prendre la fillette dans les bras, son expression changeant instantanément à l’instant où elle touche l’enfant elle n’est plus que douceur, toute dureté disparaît de son visage comme par magie, ses yeux qui paraissaient gris métallisés semblent maintenant d’un bleu pâle apaisé, son visage austère s’est plissé des rides fines d’un sourire affable, Angelina se retrouve face à une gentille grand-mère. Elle monte les marches, franchit le seuil de la maison en lançant :

-Suivez nous.

Angelina laisse passer la jeune fille, probablement la Mara du récit, vu de près les séquelles de son passage à tabac par les proxénètes sont bien visibles, probablement indélébiles : elle traîne une jambe en montant les marches, elle a le visage marqué de cicatrices, son nez anormalement épaté ne doit plus être soutenu par aucun cartilage.

Elles se retrouvent toutes dans la maison, la fillette qui ne peut être que la petite Ilinca n’a pas quitté Angelina des yeux, elle se tortille dans les bras de Dominique pour signaler qu’elle veut descendre par terre. Une fois reposée elle court vers le bouquet que Mara vient de poser sur un guéridon, sélectionne attentivement en tirant une langue rose la fleur qu’elle juge la plus parfaite et vient la tendre avec un sourire ravi à Angelina qui se baisse à sa hauteur.

-C’est pour moi ? Oh merci…

Elle prend la fleur et la porte à son nez pour la sentir…

-Mmmm, elle sent drôlement bon…

La fillette tend ses deux bras bronzés en un geste éloquent. Comment résister à une pareille invitation ? Elle soulève prestement l’enfant qui se retrouve haut perchée dans les bras de la géante en roucoulant de plaisir. Angelina a bien perçu les regards inquisiteurs des deux femmes qui scrutaient la scène, elle se dit qu’elle vient probablement de réussir une sorte d’examen de passage. Ilinca, elle, a atteint son but : la boule de cheveux crépus qui entoure la tête de sa nouvelle amie, elle y plonge les menottes, couche sa joue dessus pour se rendre compte de l’effet que peut bien produire ce coussin apparement si doux. Angelina en oublie le but de sa visite, elle qui n’a jamais ressenti d’attirance particulière pour les mioches éprouve un plaisir intense, animal, au contact du petit corps gigotant bien calé contre sa poitrine. Dominique finit par la ramener, en ironisant, à la réalité :

-J’imagine, mademoiselle, que vous ne vous êtes pas déplacée jusqu’ici pour faire du babysitting bénévole ?

Angelina se tourne vers elle en gardant Mara dans les bras pour prolonger le plaisir si nouveaux, en plus elle se dit que tant qu’elle gardera la fillette dans les bras elle ne risque rien, elle ne se sent pas fiérote devant l’impitoyable tueuse, d’autant que Mara a disparu avec les fleurs vers la cuisine.

-Je vous ai ramené votre sac avec tous vos papiers, nous l’avons retrouvé chez un voleur à la tire chez qui nous avons perquisitionné, si vous pouvez vérifier son contenu ?

La dame austère la fixe de son regard redevenu pur métal…

-Depuis quand la police se déplace t’elle pour des peccadilles ?

Le ton est froid, la femme s’est tendue, elle a fait deux pas en parlant pour se placer entre Angelina et la sortie de la pièce…

Angelina trouve une explication acceptable :

-En fait je cours souvent dans les collines, j’avais déjà remarqué en passant votre superbe propriété qui ressemble beaucoup à celle de ma tante, j’ai tilté sur votre adresse en faisant l’inventaire de votre sac…

Elle est tellement proche de la vérité et son explication est débitée sur un ton naturel convainquant que Dominique se détend visiblement, ses yeux reprennent une couleur plus douce, elle sourit aimablement. Elle étale le contenu du sac devant elle

-Tout est la sauf l’argent évidemment, au moins je récupère mon passeport, je vais pouvoir voyager, merci mademoiselle …

-Vous partez en voyage ?

Question posée sur un ton neutre pourtant la femme se referme à nouveau, elle prend son temps avant de répondre :

-Oui….

Angelina malgré la tension palpable ne peut pas résister à sa curiosité :

-Vous partez ou ?

-J’ai toujours eu envie de découvrir les Carpates…

Angelina n’a pu s’empêcher de réagir en lançant un coup d’œil involontaire vers l’ordinateur et sa réaction n’a pas échappé au regard inquisiteur de Dominique qui fait deux pas de plus pour lui barrer la sortie. Angelina se crispe, une poussée de sueur mouille son sweat quand elle réalise que Dominique a compris qu’elle a lu sa confession, elle envisage les options, elle n’est pas armée mais elle est sure de pouvoir dominer physiquement la vieille s’il le faut, et puis elle sait comment la neutraliser à coup sûr, il suffit de lui balancer l’enfant dessus…Elle se décontracte, questionne d’une voix calme :

-La Roumanie ?

Dominique prend son temps avant de répondre, elle se dirige vers un canapé en vieux velours rose, s’assoit, le message est clair, elle vient de capituler, elle laisse l’initiative de la suite des événements à Angelina…

-La Roumanie oui…Aussi la Moldavie moins fréquentée, en fait il faudrait que j’y rencontre quelques membres de la… famille… de Mara, la maman de…(elle montre l’enfant) Ilinca, pour finir de régler définitivement quelques… problèmes…

Elle dit ça en regardant Angelina bien en face, avec un air de défit amusé, genre ‘’alors tu fais quoi de ça maintenant ma grande ?’’

Angelina réfléchit à toute allure…C’est vrai ça, elle veut faire quoi en fait ? Elle n’est plus en charge d’aucune enquête, en fait elle n’est déjà plus vraiment flic, elle connaît le fin mot de l’histoire entrevu par La Fine qui s’est bien gardé, lui, d’essayer d’en savoir plus…Elle comprend pourquoi : qui gagnerait à connaître la vérité ? En tous cas pas elle, ni Dominique et surtout pas ni Mara ni sa fille qui est en train de s’endormir dans ses bras, sa joue posée au creux de son épaule…En même temps la redoutable mamie est en train de lui annoncer qu’elle veut aller poursuivre l’hécatombe à la source, probablement tenter d’exécuter les recruteurs locaux et sûrement aussi le chef suprême de la bande, toute la chaîne des responsables des malheurs de Mara. Elle étudie pensivement le visage maintenant complètement serein de Dominique. Une intuition vague, un éclairage pour le moment palot mais qui ne demande qu’à se transformer en toute belle illumination lui apparaît : Violaine et Dominique ont un point commun et, à la réflexion, La Fine aussi : ils changent la vie des gens, ils interviennent, s’en mêlent, la neutralité n’est pas pour eux…Leurs motivations ne sont pas identiques quoique orientées dans le même sens : enrayer la machine à faire morfler, surtout les femmes d’ailleurs, ré-équilibrer un peu la balance, justice pour toutes…

Sa décision est prise, elle se lève, se dirige vers le canapé, se penche pour poser délicatement l’enfant endormie dans les bras de Dominique…

-Il faut que j’y aille…Faites un bon voyage, soyez prudente ces pays peuvent être violents…

-Je ferai attention…Merci…À l’occasion passez nous voir quand vous faites un jogging par ici, Ilinca serait ravie, elle vous a visiblement adoptée…

-Je n’y manquerai pas, vous me raconterez vos aventures au pays de Dracula…

Elle ajoute en rigolant :

-N’oubliez pas vos accessoires de chasse anti-vampires.

Dominique répond avec un sourire féroce :

-Pas de danger, j’en ai accumulé toute une panoplie…

Fin.