Les blaireaux s'énervent 3.
Trip.
Le bruit aurait du réveiller Pierre en ce début d'après
midi car le parc est envahi d'enfants dont les cris stridents
remplissent l'air, couvrant le brouhaha du trafic automobile
ou alors la douleur, la dureté du banc lui a cassé le
dos, la chair de ses hanches a été broyée entre
son fémur et les planches vermoulues, son cou est resté tordu
sous des angles inconfortables pendant des heures. Pourtant il aurait
sans doute pu en écraser encore longtemps si quelqu'un
n'avait pas entrepris de le secouer sans brutalité mais
avec assez d'insistance cependant pour arriver à le
tirer des limbes. Une belle voix grave féminine l'interpelle
:
''Allez, réveillez-vous, il faut pas rester la…''
Mais il n'a aucune envie de bouger lui, il a tellement mal
partout, il est certain que s'il tente de remuer ça
va empirer, sûrement sa tête va exploser, il sent que
son mal de crâne masqué pour l'instant par tous
ses autres maux est colossal, prêt à se révéler
au premier mouvement et puis il a la gerbe, un vague reste de dignité l'exhorte à ne
pas risquer de se répandre devant une gonzesse qu'il
pressent jolie, le parfum de luxe qui embaume l'air ne saurait être
porté par un cageot pense t-il…
''Allez, bougez-vous !''
Les secousses se sont faites nettement plus pressantes…Le
ton plus péremptoire le décide à ouvrir les
yeux. Il lui faut un long moment pour accommoder sa vision et enfin
il la voit. La vache ! Il s'est trompé, elle n'est
pas jolie la fille, en fait elle est…autre chose ! Pas le
genre de nana qu'il fréquente en tous cas, belle ou
moche il saurait pas dire, il manque de critères pour la juger,
elle est un peu trop pour lui…Moins de quarante ans probablement,
grande sûrement, comme elle est assise et penchée sur
lui c'est une déduction. Une chevelure noire magnifique,
cascadant librement sur ses épaules, d'ailleurs à part
ses dents éclatantes et sa peau halée tout est noir
chez elle, les yeux, les sourcils trop fournis, le maquillage, même
son rouge à lèvre est ultra foncé, cela accentue
la dureté de son visage aux traits angulaires, seul note de
relative douceur les lèvres sensuelles qui encadrent une bouche
trop grande…Rien d'engageant à rechercher dans
son allure non plus, dans ses fringues chères mais strictes,
noires évidemment.
Il s'assoit péniblement en geignant. Quelle cuite, putain
il a pris cher ! Des brimborions de souvenir d'étiquette
prometteuse lui reviennent, c'est sur qu'un pur malt
de cette qualité il pouvait pas laisser passer l'occase…
Il regarde mieux la fille…Enfin fille c'est façon
de parler, la féminité c'est pas son trait le
plus flagrant, la dureté ça, par contre…Il se
fait la réflexion qu'elle doit pas être commode
la dame…
Elle lui tend un paquet de journaux.
''Regardez !''
Pas besoin de lire les titres, ils ont tous la photo de sa tronche étalée à la
une.
Pierre pige que dalle, il regarde la fille avec une expression de
totale incompréhension :
''Mais c'est moi ça ?''
''Non c'est le Pape !''Vous allez pas
me dire que vous vous souvenez de rien ? Lisez !''
Il se replonge dans la lecture des titres qui accompagnent les photos
:
-Bal tragique à la préfecture-
La mémoire lui revient d'un coup. ''Putain,
le bal…'' Il a plus besoin de lire les articles,
de toutes façons il arrive pas à focaliser sur les
petits caractères, trop mal au tempes…Il se tourne
vers sa voisine.
''Je suis dans une belle merde…''
''Je vous le fais pas dire, allez, venez, ne restons
pas la, vous allez vous faire reconnaître.''
Elle l'entraîne vers la rue, la traverse.
''Heureusement pour vous que j'habite de l'autre
coté du parc et que je le traverse plusieurs fois par jour.
Je vous ai reconnu immédiatement, c'était pas
difficile''. Elle pointe un index effilé (''belle
main'' il se dit) vers la tenue de loufiat fripée
et tachée de whisky qu'il porte sous son vieux pardessus.
Elle le fait entrer dans un immeuble moderne, monte au dernier étage
et lui ouvre la porte d'un appartement spacieux, meublé et
décoré ad minima par un designer de renom probablement,
ou alors elle a un sacré bon goût.
''Café ? Je crois que dans votre état ça
s'impose, non ?'' En fait malgré la forme
interrogative, il comprend qu'il s'agit en réalité d'un
ordre qui se passe de réponse...
Il se laisse tomber dans un superbe fauteuil en cuir…
''Putain, c'est mieux que le banc !'' Il
ose pas encore réclamer un peu d'alcool…Pour
le moment il est incapable de même essayer de penser, sa tête
est comme une machine à laver en plein essorage, il profite
de l'instant de répit qui lui est offert sans se poser
de question…
La brune revient. C'est vrai qu'elle est grande, un mètre
quatre vingt au moins, beaucoup trop pour son goût mais quelle
allure ça lui file ! En plus elle dégage une impression
de puissance, il est sur qu'elle est beaucoup plus forte que
lui, pourtant elle n'a rien de masculin dans sa silhouette,
ses hanches sont pleines, sa taille marquée sinon fine, ses
fesses rebondies, elle lui fait penser à une dompteuse de
fauve de film de série ''b''. Il a
aperçu dans son décolleté le bord d'un
grand tatouage mystérieux qui déborde sur son sein
gauche.
Elle pose un bol de café noir devant lui, un grand verre d'eau
et des cachets.
''Prenez, c'est pour votre mal de crâne.''
Elle attend qu'il ait pris les comprimés et entamé son
café puis elle attaque :
''Je m'appelle Julia Pradel, je suis journaliste
et je peux vous aider…''
''M'aider ?''
''Oui, vous allez avoir besoin d'aide, croyez-moi.
Vous êtes recherché par tous les polices de France et
d'Europe, considéré comme dangereux et certains,
dont beaucoup de flics, préféreraient déjà vous
savoir mort pour empêcher le scandale inévitable, vous
risquez de vous faire tirer comme un lapin…''
''Tirer comme un lapin ? Dangereux moi ? Quelle idée
!''
''Vous réalisez que vous êtes quand même
responsable de la mort de dix-huit personnes ? Sans compter les estropiés,
certains resteront handicapés à vie ?''
Non, il réalise pas du tout. Pourtant progressivement tout
lui revient maintenant, il est effaré par le nombre de victimes.
Il voulait pas ça lui, il pensait pas que ça irait
aussi loin…D'ailleurs il réalise avec le recul
qu'il n'a jamais réellement songé aux conséquences
possibles de son acte, il l'a juste fait, voilà tout…
''Il faut que j'aile m'expliquer…'' Quoi,
comment, ou à qui il n'en a pas idée...
''Il faudra y aller c'est certain mais il faut
vous préparer, croyez-moi ! Il va falloir vous couvrir avec
une sorte d'assurance solide, je vais vous expliquer comment
nous allons procéder.''
Il l'écoute, affalé sur le fauteuil, bercé par
sa voie claire et posée, captivé par l'autorité qu'elle
dégage, elle parle en faisant les cent pas au-dessus de lui,
il est fasciné par ses jambes incroyablement longues, moulées
dans un pantalon noir satiné, ses chevilles sont fines mais
ses cuisses musclées comme une sprinteuse…
''Vous allez me raconter votre histoire et je vais la
faire paraître à la une de la prochaine édition
de Libé. Vous vous livrerez ensuite. En plus je vais filmer
votre confession et j'enverrai des copies partielles à tous
les journaux télévisés, la concurrence est féroce
entre eux, ils seront obligés de les diffuser, surtout après
la parution de l'article, d'autant que je leur donnerai à chacun
une séquence exclusive. Après seulement je m'occuperai
d'Internet. Cela devrait être plus que suffisant pour
empêcher toute tentative des autorités d'étouffer
l'affaire en vous faisant opportunément disparaître,
un suicide en prison est si vite arrivé. Qu'en pensez-vous
?''
Ce qu'il en pense le Pierre ? Mais rien bordel de merde, rien
du tout ! Il a pas le moindre avis, tout ça le dépasse,
au point ou il en est, qu'il s'en remette à elle
ou à un autre ou à personne ça lui est complètement égal
tant qu'il n'a plus rien à décider par
lui-même…Tout ce dont il est sur c'est d'être
dans une sacrée panade…
''On pourra même écrire un bouquin pour
raconter votre histoire dans les détails en attendant votre
procès, le public est friand de biographies croustillantes,
avec un peu de bol on se ferra un bon paquet de fric, largement de
quoi payer un as du barreau pour vous défendre…''
''Elle perd pas le nord la garce !'' Le doute
l'envahi, il se demande s'il ferait pas mieux d'essayer
de disparaître ou de carrément aller simplement se livrer
aux flics plutôt que de se laisser ''coacher'' par
cette vampire…Mais Julia ne lui laisse pas le temps de tergiverser,
elle a déjà pris son destin en main.
''Allez, levez-vous'' Elle l'attrape
par les mains et l'arrache littéralement de son fauteuil
comme s'il ne pesait rien et le propulse fermement vers la
salle de bain
''Vous allez commencer par prendre une bonne douche,
j'en ai marre de supporter votre puanteur, rasez-vous, essayer
d'avoir l'air un peu plus presentable et de perdre cette
mine ahurie, je vais voir si je trouve une chemise à votre
taille…''
Une vingtaine de minutes plus tard il est de retour dans le salon,
la douche l'a aidé à compléter son déssoulage,
il se sent mieux, il boirait bien quelque chose…Julia lui
balance un coup d'œil critique sans la moindre indulgence
:
''Mouais, il faudra faire avec ! Bon on s'y met
? On a pas de temps à perdre…''
Elle le fait asseoir sur une chaise devant un mur neutre, installe
une camera digitale montée sur trépied devant lui,
dispose un smart phone sur une tablette placée hors champ
pour l'enregistrer.
'' Vous irez vous rendre dés que l'article
aura parut, en attendant on se quitte pas, on ira se prendre une
chambre dans un hôtel car les fics seront ici à la première
heure pour essayer de me faire cracher mes sources. Il va falloir
que je vous briefe sérieusement pour pas que vous racontiez
trop de conneries aux autorités. C'est quoi votre nom
complet au fait ? Ok, tout fonctionne. N'essayez pas de parler à la
camera, vous vous adressez à moi, en ayant l'air naturel.
Racontez toute votre histoire depuis le début, c'est à dire
jusqu'à votre enfance s'il le faut, je couperai
tout ce qui est inutile au montage. Je vais vous aider en vous posant
des questions pour que vous gardiez le fil du récit. C'est
parti ? ''
Elle allume les appareils.
Histoire de Pierre Bourgeois.
Rien n'aurait pu laisser prévoir qu'un jour Pierre
Bourgeois se retrouverait pourchassé par toutes les polices
de l'hexagone.
Son enfance fut d'une banalité reposante. Des parents
modèles, aisés, sans histoire, une sœur cadette
et un frère aîné aimés. Des vies stables
et bien réglées sans être ennuyeuses, des loisirs
variés, la famille petite bourgeoise idéale en somme,
cible privilégiée des publicités télévisées.
Ses études jusqu'au bac se déroulèrent
plutôt bien, Pierre était assez bon en math et en science,
plus moyen dans les autres matières. Apres avoir passé un
bac ''S'' correct, il crut pouvoir faire
des études scientifiques, il choisit la chimie, son domaine
préféré. Il découvrit très vite
que la fac n'était pas faite pour lui, qu'il fallait
vraiment bosser très dur pour y arriver. Lui préférait
de loin sortir, profiter de sa jolie gueule pour courir les filles,
mener une vie de patachon comme disait sa grand-mère qu'il
adorait. Bref, il laissa tomber en troisième année,
terminer une licence se révélant être nettement
au-dessus de ses forces.
Il partit bosser. Il se découvrit très vite une réelle
aptitude de commercial, il était avenant, plein de bagou comme
beaucoup de ''tombeur'' et de surcroît
il s'aperçut qu'il aimait vendre, le contact direct,
convaincre un client, une vraie vocation. Il vendit de tout : de
l'électroménager, des fringues, des cosmétiques,
des voitures…
Un jour il tomba sur l'annonce d'un gros fabriquant de
produits chimiques qui cherchait un technico-commercial pour la France
entière. On aurait dit que le poste avait été créé tout
exprès pour lui. Il obtint le job facilement, ses connaissances
techniques assez solides dans le domaine firent la différence.
Tout allât pour le mieux pendant prés de dix ans. Il
adorait sillonner le pays, passer sa vie dans les hôtels, gagner
facilement sa croûte. Célibataire convaincu il possédait
un répertoire impressionnant de téléphones de ''connaissances'' féminines
dans chaque région ou il séjournait, bref il s'emmerdait
pas…
Puis le grignotage commençât.
Au début il n'y prit pas garde, il croyait comme tout
le monde posséder une confortable réserve de points
et les premières amendes ne le préoccupèrent
guère. Il ne les paya même pas, les traitant avec le
mépris habituellement réservé à ses prunes
de stationnement, roulées en boules et jetées à la
corbeille. Il se disait que tout ça serait amnistié après
la prochaine élection présidentielle imminente. Mais
le nouveau président, pour qui il avait hélas voté,
décida, grande première, de n'amnistier personne
pour conserver la réputation de grande fermeté qui
l'avait fait élire et un beau matin des huissiers débarquèrent
pour lui réclamer des sommes astronomiques. Il avait les moyens
et paya en râlant. Par contre la lettre qu'il reçut
de la préfecture l'informant du nombre de points perdus
sur son permis de conduire, plus de la moitié, lui procura
un choc, un vrai coup de massue sur la tronche. Il fut sonné.
Ensuite tout alla très vite, l'installation d'une
kyrielle de nouveaux radars eut rapidement raison des quelques points
qui lui restait, il n'arrivait tout simplement pas à comprendre
pourquoi il devrait rouler si lentement, ça lui semblait tellement
stupide de devoir se traîner lui qui n'avait jamais eu
le moindre accrochage en plus d'un million de kilomètres
parcourus au fil des années en sillonnant tous les types de
routes. Il perdit son permis et se retrouva à pied comme un
idiot, un VRP sans permis, bravo ! Son patron le convoqua pour lui
passer un savon mais il ne pouvait se priver d'un aussi bon
vendeur, il lui paya un stage de rattrapage se points.
Pierre reprit la route et se tint à carreau quelques temps.
Il s'équipa d'un ''Coyote'' et
pendant plusieurs mois tout se passa bien. Hélas, du coup
il relâcha sa vigilance et bingo ! Un soir il se fit flasher
par un radar embarqué sur une avenue déserte. Sa réserve
fondit de nouveau, il se retrouva avec seulement deux précieux
points en sa possession et l'angoisse monta. Lui qui n'avait
jamais eu un seul vrai souci découvrit le stress. Pour s'aider à l'affronter
il commença insidieusement à picoler.
Certes avant il ne se privait déjà pas d'alcool,
il était plutôt du genre fêtard mais la sa consommation
devint véritablement excessive. Pourtant il n'était
jamais vraiment saoul, il n'aimait pas ça mais il aimait
le bien être que lui procurait l'alcool. Il augmenta
la quantité et la fréquence de ses prises, il en vint
très vite à s'imbiber de longue, régulièrement,
du matin jusqu'au coucher, il plongeât dans une dépendance
profonde. Un après-midi il se fit contrôler avec une
alcoolémie positive et il perdit son précieux permis
pour la deuxième fois. Cette fois il choisit de ne surtout
pas en parler dans sa boite. Il prit le risque de continuer à rouler
en attendant de pouvoir se payer un nouveau stage de récupération
de points. Sa trouille permanente de se faire attraper pendant cette
période se mua en une haine viscérale pour tout ce
qui porte uniforme, pour tous ceux qui sont chargés de faire
respecter les lois et les gendarmes plus particulièrement,
qui contrôlent les campagnes et à qui il avait affaire
en général, il roulait finalement très peu dans
les grandes villes…Son addiction à l'alcool augmenta
encore car s'il s'imposait dorénavant une stricte
abstinence sur les routes, il se lâchait chaque soir pour compenser
son manque croissant dans les discothèques qu'il fréquentait
assidûment, il lui fallait sa dose quotidienne pour se sentir
un peu revivre.
Il finit par enfin pouvoir refaire un stage et il récupéra
quelques points ce qui ne diminua en rien son ressentiment contre
la maréchaussée.
Pendant quelques temps sa vie reprit presque un cours normal mais
cette épée de Damoclès suspendu au-dessus de
sa tête le minait tellement qu'il en perdit le sommeil.
Il fumait deux paquets de cigarettes par jour, maigrissait et picolait
toujours plus chaque soir. Ses résultats professionnels s'en
ressentirent, il fut convoqué par sa direction, son patron
direct mais aussi d'autres cadres importants de sa boite.
L'entretien fut impitoyable pour lui. On le tança, le
sermonna puis on le menaça clairement : si la courbe de ses
résultats ne remontait pas rapidement pour lui ce serait la
porte !
Il fut abasourdi devant une telle injustice, lui qui s'était
tant investi dans son travail, qui avait tant donné à sa
boite…Il partit noyer sa déconvenue dans le premier
troquet sur sa route.
L'inéluctable arriva. Un soir, complètement pété il
s'oublia, pris sa voiture, grilla un feu rouge sous le nez
des pandores en embuscade. Il essaya de fuir mais il se retrouva
coincé dans un cul-de-sac. Poussé par la rage il essaya
de s'en prendre aux flics qui le jetèrent à terre
pour lui passer les menottes. Avec une alcoolémie au sommet
son permis lui fut retiré instantanément et il fut
jugé en comparution immédiate pour voies de fait sur
agent de la force publique en exercice, refus d'obtempérer,
délit de fuite, tout le catalogue de la grande chauffardise
passé en revue ! Il tomba sur un juge revanchard dont la nièce
s'était fait renverser quinze jours plutôt devant
son école par une maman distraite par la sonnerie de son portable.
Il écopa d'une peine exemplaire, il échappa à l'incarcération
mais pas à l'humiliation du port d'un bracelet électronique
et à l'exécution de plusieurs dizaines d'heures
de travaux d'intérêt général dans
un centre de désintoxication de grands alcooliques.
Il ne put cette fois cacher la vérité à ses
patrons et il fut logiquement licencié. Pour éviter
de risquer une plainte aux prud'hommes la direction de son
entreprise, en pleine ''restructuration''(délocalisation),
préféra lui laisser une part de ses indemnités
de licenciement.
Il se retrouva au chômage, sans permis et sans véhicule,
sa boite lui ayant toujours fournit une superbe berline de fonction
renouvelée chaque année. Il sombra dans la déprime,
picolant toujours plus…Les mois passèrent, ses assedics
diminuèrent progressivement, il n'était pas fainéant
et il finit par accepter tous les petits boulots qui se présentaient
aux alentours de chez lui, accessibles par les transports en commun.
Sans trop savoir pourquoi il finit par aller un peu mieux, boire
progressivement moins et du coup travailler un peu plus, avec plus
d'entrain. Il trouva cette place, une sorte d'intérim
semi-permanent assez bien payé chez un traiteur de renom,
spécialisé dans les réceptions et les banquets
de luxe pour des grandes entreprises ou les administrations. Il avait
la chance de n'avoir pas trop mal vieilli, les clopes et la
picole avaient du le conserver et il fit merveille en garçon
de salle d'abord puis en sommelier stylé quand son nouveau
boss découvrit qu'il arrivait à persuader les
clients les plus radins de se payer une bonne bouteille en extra.
Il remontait doucement la pente. Un jour il réalisa que le
délai pour récupérer la totalité de ses
points était révolu et qu'il pourrait retrouver
un beau permis tout neuf. C'était étrange de
découvrir que dorénavant dans ce pays est considéré comme
bon conducteur non pas celui qui parcourt des centaines de milliers
de kilomètres sur les routes sans jamais avoir d'accident
mais plutôt celui qui conduit très lentement et surtout
très peu voire idéalement comme lui depuis deux ans,
plus du tout.
Une fois le précieux papier rose en poche il s'acheta
une petite voiture d'occasion, peu puissante pour ne pas être
tenté par la vitesse, bien décidé à se
tenir à carreau. Hélas un soir ou il rentrait très
tard du boulot, il s'approcha d'un rond point distraitement
mais en dessous de la limite légale des 90km/h, il était
déjà passé par la des dizaines de fois. Les
gendarmes étaient la, dissimulés dans les roseaux du
terre-plein pour piéger avec leurs jumelles diaboliques les
automobilistes qui n'avaient pas pris garde au panneau de limitation
de vitesse provisoire, pour des travaux qui ne commencèrent
jamais ; à 30km/h, placé à plus de deux cent
mètres du carrefour. Quand les condés l'arrêtèrent
il tomba des nues. Il en pleurait, non pas ça, son beau permis
tout neuf amputé de la moitié de ses points pour un
délit de grande vitesse…Il supplia les flics, tenta
de se justifier mais rien n'y fit, il était fiché et
il se montrèrent intraitables, condescendants et odieux. Les
flics le sermonnèrent, le traitant de chauffard, d'irresponsable,
de rebus de la société. De colère il aurait
pu en tuer un sur place, criminel pour criminel autant mériter
vraiment l'appellation !
Il sombra de nouveau dans la déprime et l'alcool, Il
n'osait plus toucher sa bagnole, refusait les jobs trop éloignés
de chez lui. Son ressentiment était si grand envers les forces
de l'ordre qu'il préférait changer de trottoir
quand il croisait des flics, il avait peur de se laisser aller à en
frapper un pour soulager sa haine…
C'est à ce moment-la que le traiteur lui proposa de
travailler pour le grand bal de la gendarmerie qui se tiendrait à la
préfecture en présence de toutes les ''huiles'' de
la région. Bien sur il n'avait pas l'intention
d'accepter, il n'aurait jamais pu tenir une soirée
entière à servir ces connards. De quoi rêva t-il
la nuit suivante après qu'il ait sombré dans
son sommeil d'ivrogne ? Mystère mais toujours est-il
que quand il se réveilla l'idée était
la, bien ancrée dans sa tête, déjà presque
un plan.
Il accepta l'offre, il n'avait qu'une quinzaine
de jours pour se préparer.
Il se replongeât dans ses bouquins et ses cours de fac. Il
rafraîchit ses connaissances grâce à Internet.
Il découvrit avec plaisir que ses notions étaient demeurées
relativement solides, d'avoir travaillé dans ce domaine
pendant des années même comme commercial avait du lui
apporter une aide précieuse.
Réunir les différents produits pour ses compositions
fut un peu plus difficile mais il avait gardé plein de contacts
et d'adresses utiles dans le secteur, il fut bientôt
en possession des ingrédients et de tout le matériel
adéquat. Il n'avait plus qu'à se mettre
au travail. Il distilla, raffina, combina ses substances pour confectionner
ses cocktails. A la fin il se retrouva en possession de quelques
fioles de mélanges hyper concentrés. Il n'eut
plus qu'à attendre le grand soir.
Le bal.
En tant que sommelier Pierre n'eut aucun mal pour répandre
ses petites compositions tout au long de la soirée. Les quelques
deux cent cinquante invités purent ainsi commencer par se
réchauffer l'âme avec un petit euphorisant mélangé au
mojito-fraise de l'apéritif. Sa substance combinée
avec l'alcool fit merveille et le ton des conversations monta
très vite, les langues se déliaient, les rires fusaient,
les rombières se pâmaient, l'ambiance devint rapidement
très chaleureuse.
Dans les vins fins qui accompagnaient les entrées et les plats
il répandit divers désinhibant, les conversations perdirent
toute correction, des allusions grivoises étaient proférées,
les plus extravertis se lâchaient perdant toute retenue, complètements
oublieux du lieu et du genre d'aréopage. Les plus habituellement
psychorigides flirtaient ouvertement, Pierre apercevait des mains
qui s'égaraient sur des cuisses, voire carrément
dans des entrejambes. Tout se déroulait comme prévu
selon son plan, il était temps de passer aux choses sérieuses.
On servit les desserts, les vins doux qui les accompagnaient furent
farcis à l'Ecstasy,
Le bal fut ouvert et on put remarquer rapidement que presque toute
l'assemblée avait perdu toute retenue, on se tripotait
carrément, les femmes riaient à gorge déployée,
les bretelles des robes tombaient des épaules, des poitrines
se découvraient, les hommes se frottaient sans vergogne lascivement
sur les croupes consentantes, des langues se mêlaient, l'ambiance
devenait de plus en plus sensuelle, ça sentait la pré-partouze à plein
nez, déjà des couples se formaient, s'isolaient
dans des recoins.
Pierre n'en perdait pas une miette, l'effet de ses drogues
dépassait toutes ses prévisions. Lui-même n'avait
que modérément picolé jusqu'à maintenant,
il tenait à rester lucide pour profiter de l'apothéose à venir.
Le préfet, peut être pour tenter de ramener un peu de
tenue, dans un éclair de lucidité, proposa un toast
au champagne, donnant à Pierre l'opportunité qu'il
attendait. Dans chaque bouteille qu'il ouvrait avec maestria,
il injecta une belle dose de L.S.D. Il voulait être sur que
tout le monde ressente les effets de l'hallucinogène,
aussi avait-il concentré son produit afin que le simple acte
de tremper les lèvres dans sa coupe garantisse à chacun
un joli trip. Il n'y avait plus qu'à attendre…
Le résultat dépassa toutes ses espérances.
Des invités riaient sans interruption, désignant du
doigt des détails hilarants qu'ils étaient les
seuls à percevoir, d'autres fixaient extatiquement une
lampe ou un pot de fleur en leur parlant parfois, certains entraient
en transe et se déshabillaient, deux gendarmes gras se léchaient
mutuellement en grognant comme des cochons, puis ils se jetèrent
sur une mamie ravie qui se laissa brouter en les appelant mes petits
gorets, en leur intimant de venir téter leur maman…
Pierre et tout le personnel effaré assistaient à la
scène, s'interpellant pour se montrer les meilleurs
gags, pleurant de rire devant le spectacle de tous ces officiels
en train de s'enfoncer dans la pire débauche…Pierre
se pissait dessous de joie, il décida de fêter la réussite
de son œuvre en s'enfilant une bouteille (non trafiquée)
de dom Pérignon au goulot. Il se dit qu'il allait falloir
prévoir un replis stratégique, il s'empara de
deux bouteille de Lagavullin, un Islay pur malt de 18 ans d'age,
une pure merveille largement hors de portée de ses moyens
modestes.
C'est alors que la soirée partit vraiment en vrille.
Pierre n'avait pas prévu les effets cumulés de
sa drogue sur ceux qui prendraient plusieurs coupes et les risques
de surdose.
Fernand Gordinho, un commandant de gendarmerie aux états de
service irréprochables, proche d'une retraite bien méritée,
qui s'était enfilé coupe sur coupe, était
rentré dans un super mauvais trip depuis une vingtaine de
minutes. La drogue ayant révélé une profonde
pathologie maniaco-dépressive à forte tendance schizophrénique,
bref le fait qu'il était déjà complètement
cinglé, il péta définitivement les plombs. Cet énergumène
potentiel se trimbalait toujours avec une arme chargée. De
plus il ne se contentait pas de son revolver réglementaire
de service, il préférait un superbe Walter PPK 9mm,
un automatique redoutable doté d'un chargeur douze coups.
Que perçut-il de si dangereux dans cette assemblée
? Toujours est-il qu'il dégaina et se mit à flinguer
les convives, les tirants comme des faisans d'élevage
dans une chasse privée en hurlant qu'il fallait enfin
en venir à bout de ces bougnoules !
Un vrai carnage, mais c'était pas fini !
Pour tenter d'échapper au massacre, la femme du préfet,
les seins à l'air, ouvrit la fenêtre et s'écriât
: ''Je suis une mouette, je m'enfuie en vol'' et
elle sauta dans le vide pour venir s'écraser quinze
mètres plus bas. L'idée ne parut pas saugrenue à un
bon nombre de convives qui la suivirent, les derniers écrabouillant
les premiers mais se sauvant la vie, les corps accumulés amortissant
leur chute.
Les autres participants épargnés se précipitèrent
dans les escaliers, les plus agiles piétinant allégrement
les plus lents.
L'abruti, une fois son chargeur vidé, se jeta dans un
canapé couvert de sang et de vomit et se servit un armagnac
millésimé pour le déguster avec la satisfaction
du devoir accompli.
Pierre, encore bien lucide décida qu'il était
temps de déguerpir au plus vite, il prit la fuite par l'escalier
de service, se retrouva dans la rue à marcher au hasard, abasourdi
par la tournure des événements. Il s'assit sur
un banc dans un parc. Au loin les premières sirènes
des secours retentissaient. Il avait besoin de réfléchir
posément à la situation…Pour s'aider il
ouvrit la première bouteille de whisky et commença à se
cuiter méthodiquement…
***********
Pierre replie le journal et se tourne vers Julia assise à son
coté au volant de son authentique Mini Cooper noire.
''C'est très bon, vous savez écrire y'a
pas de doute…'' La confirmation qu'elle est talentueuse
le rassure, il se dit que tant qu'il sera entre les mains d'une
femme pareille il devrait s'en sortir au mieux. Enfin femme c'est
façon de parler, sa féminité saute pas aux yeux. Pourtant
elle n'a rien de masculin non plus, rien de lourd ou d'hommasse
dans sa silhouette ou ses manières. En fait elle fait penser à une
créature de bande dessinée plus qu'à une humaine
réelle, Pierre se souvient d'un auteur, Pichat ? , qui dessinait
des nanas dans ce style…
''Vous êtes célibataire, non ?'' Il lui
demande…
Elle se tourne vers lui, le regarde pour la première fois
avec une sorte de considération, différente de l'intérêt
qu'elle lui portait comme excellent sujet d'article.
''Evidemment '' elle répond, ''j'ai
guère le choix, non ?''
Cette réponse qui paraîtrait si étrange chez
tout autre le frappe par son évidence. Pendant quelques secondes
elle lui apparaît infiniment triste mais aussi extraordinairement
sensuelle puis l'impression disparaît, il n'en
reste plus qu'une trace dans sa mémoire, comme le souvenir
d'un rêve qu'on arrive pas à retrouver,
il en garde un sentiment étrange, trop complexe à comprendre
pour lui, habitué aux relations basiques avec des minettes écervelées…Il
ressent une sorte d'empathie pour elle, une envie d'en
savoir plus, de la connaître…
''Bon, il faut y aller !''
Il reprend pied dans la réalité. C'est vrai,
il faut y aller. Il respire un bon coup pour essayer de calmer la
trouille qui vient de l'envahir. Il est presque à jeun
et il se rend parfaitement compte maintenant de l'énormité des
actes dont il va devoir rendre compte.
''Tenez''
Julia lui tend une flasque de rhum, du bon, il s'en empare
avec reconnaissance.
''Buvez, ça va vous donner du courage. N'oubliez pas
de vous en tenir aux faits, vous avez voulu vous venger des autorités
par une mauvaise blague, pas en provoquant un carnage, tout ça est un
accident du au pétage de plomb d'un flic taré, vous n'y êtes
pour rien''
Il ouvre la portière, sort de la voiture et se penche à la
vitre ouverte ;
''Ne me laissez pas tomber'' le ton de sa voie est
celui d'une prière.
''Pas de risque'' elle répond ''vous
représentez un trop gros pourcentage de mes revenus dans les années à venir…'' Elle
le gratifie d'un sourire éblouissant en proférant sa réponse
comme pour en atténuer le cynisme.
''Adieu''
Il tourne les talons et entre dans le commissariat, le libé roulé dans
la main.
Fin. |