Les blaireaux s'énervent 1.
Sniff.
Patrick est assis en tailleur au milieu de son lit, des journaux, des
photos et divers documents sont étalés devant lui…Il
s'empare de la dernière lettre, celle du refus définitif
après des mois de tentatives infructueuses, la relie…Les
salauds ! Son regard parcourt ensuite les ''unes'' des
journaux locaux qui titrent tous sur l'inauguration imminente…Il
revient à la lettre qui a scellé son malheur. Tout a irrémédiablement
empiré après l'avoir reçue. Avant il avait
toujours gardé l'espoir que sa relation avec sa femme, Nadine,
finisse par se rétablir. Il a tout accepté pour essayer
d'y arriver, il a tout tenté pour retrouver au moins une
fraction de l'intimité qui était la leur jadis, leur
complicité avant l'arrivée du …machin…Il
n'arrive pas à trouver un mot juste pour le décrire…Il
dispose les photos devant lui, Nadine figure sur chacune d'elles,
jolie, souriante, radieuse, si heureuse de vivre…Il l'adore
toujours autant, s'il pouvait remonter le temps…Comme leur
bonheur à été parfait pendant des années.
Puis il a fallu qu'ils se mettent en tête l'idée
d'avoir un enfant, Patrick en a rêvé aussi, il reconnaît
sa part de responsabilité…
Ils ont essayé pendant des mois, en vain. Au début ils
se disaient qu'il fallait sûrement une certaine période
d'attente pour que Nadine retrouve sa fertilité après
l'arrêt de la pilule, ils en profitaient pour baiser comme
des bêtes, partout, à tout moment du jour et de la nuit,
dès qu'ils trouvaient une opportunité. Quelle fête
cela a été, Patrick en a les larmes aux yeux en évoquant
ce souvenir.
La descente aux enfers a commencé quand ils ont décidé de
rechercher les causes de leur insuccès. Les batteries de tests
n'ayant rien révélé qui clochait chez Nadine,
il du accepter lui aussi, à contrecœur, de se résoudre à passer
une série de tests et le verdict est tombé, sans appel,
définitif, impitoyable et humiliant : totalement infertile, son
sperme se révéla n'être qu'un liquide
inutile, même pas du pipi, un bouillon insipide, un vrai jus de
navet !
Il passe les photos une à une…Nadine enceinte, ravie, radieuse
de nouveau, belle et émouvante malgré les stigmates de
son épuisement manifeste…
La nouvelle de sa stérilité fut un choc difficilement supportable
pour lui mais plus encore pour sa compagne qui avait tant rêvé d'être
mère, elle ne put se résoudre à accepter la situation.
C'est pourquoi, sous la pression conjuguée de sa femme et
des médecins qui la manipulaient, il finit par se laisser convaincre
que la seule solution serait d'avoir recours à une insémination
artificielle par donneur de sperme anonyme. Il se dit que si la naissance
d'un bébé pouvait rendre son bonheur à Nadine,
il ne pourrait qu'en bénéficier lui aussi et qu'il
pourrait même l'aimer cet enfant, après tout il serait
au moins celui de Nadine et il l'aimait tant, elle.
D'autres photos, atroces, Nadine heureuse de poser avec le…chose
dans les bras, hideux, sa grosse tête lisse, monstrueuse déjà sous
ses traits infantiles…Nadine, totalement aveuglée par la
joie de la naissance de son Dimitri, incapable de se rendre compte de
l'anormalité de l'enfant, refusant d'accepter
la réalité jusqu'à ce que l'évidence
s'impose devant tous les retards cumulés du petit handicapé…
Lui a compris l'ampleur du désastre à la seconde
ou, tremblant d'impatience il l'a entraperçu dans
la couveuse des prématurés. Evidemment il ne développât
jamais le moindre lien affectif envers cet être difforme dont il
n'était même pas le père biologique. Il se
sentait floué, comme trompé sur la marchandise, de plus
sans pouvoir la rendre à personne malgré le vice de forme
flagrant. Il se disait que lui au moins ne risquait pas d'engendrer
des horreurs pareilles, c'était presque une forme de consolation…
Malgré tout, par amour pour Nadine il s'efforçât
de tenir son rôle de père et de mari dévoué.
Dans les mois qui suivirent, il l'a soutint sans faillir, s'occupant
de l'enfant qui avait besoin d'attention quasiment en permanence,
ne leur laissant aucun répit, enchaînant les maladies, les
problèmes de développement, physiques d'abord et
puis mentaux ensuite…Il espérait toujours que leur relation
de couple s'améliore, qu'ils se rapprochent dans leur
malheur. Peine perdue, Nadine percevait probablement son aversion envers
le bébé, lui s'horripilait de l'affection démesurée
qu'elle vouait à l'avorton…
Puis pour faire face à tous les handicaps cumulés de Dimitri,
et chaque mois il y en avait un nouveau : le cœur qui flanchait,
les poumons qui plissaient, les reins qui ne filtraient pas grand chose,
les os qui étaient fragiles comme du verre, il a fallu envisager
de construire une extension de la maison, leur petit pavillon si agréable
ne pouvant loger tout l'appareillage nécessaire à sa
survie, un incroyable bazar de science fiction, technologie de pointe
hors de prix qui consommait des quantités faramineuses d'électricité…
Cela a duré des mois, ils ont fourni tous les plans, tous les
justificatifs, se sont pliés à toutes les exigences de
la mairie et de la sécu…Malgré tout ce travail la
lettre du refus définitif du permis de construire est arrivée,
pavillon trop petit, terrain exigu, voisins trop proches, sécurité de
l'installation impossible à assurer, une batterie de bonnes
raisons péremptoires…Oh bien sur le maire était
sensibilisé par leur problème, il proposait de leur donner
la priorité absolue pour leur attribuer un terrain dans un nouveau
développement qui allait justement se construire, un tarif préférentiel,
des facilités exceptionnelles de paiement, des aides du département,
de la région, en tous cas il appuierait personnellement toutes
leurs démarches…Patrick se laissa aller au découragement
après tous ces mois passés à se battre pour une
cause perdue d'avance. Il essaya de persuader Nadine que l'état
de Dimitri empirant chaque jour il faudrait bientôt se résoudre à le
placer dans un institut spécialisé de toutes façons.
Il espérait secrètement que ce refus pousserait sa femme à accepter
cette solution inéluctable…
Mais rien n'y fit, elle s'entêtât, elle exigeât
qu'il porte plainte contre la mairie, contre la sécu, le
département, qu'il fasse un recourt auprès du tribunal
administratif…Son inertie la mettait hors d'elle, sa capitulation
la poussait à l'hystérie, elle craqua nerveusement
pendant une énième dispute un soir, ils finirent aux urgences.
Ses parents qui n'avaient jamais accepté le mariage de leur
fille unique avec Patrick, en fait ils pouvaient pas le sentir, encore
moins depuis qu'ils avaient appris sa stérilité,
-je t'avais bien prévenue ma fille que ce type n'était
pas le bon-, prirent les choses en main. Ils n'eurent aucun mal à persuader
leur fille de partir vivre chez eux avec Dimitri, ils ne manquaient pas
de place et ils étaient prêts à emménager
une grande pièce pour l'enfant, ils pourraient aussi veiller
sur lui, Nadine pouvant ainsi reprendre son travail…
Patrick se retrouva tout seul du jour au lendemain, sans Dimitri qui
ne lui manquait aucunement mais hélas sans sa femme pour la première
fois depuis si longtemps, il sombra dans le désespoir…
Il lui a fallu des mois pour accepter sa situation et s'il ne s'en
est jamais vraiment remis, il a fini par trouver un semblant d'équilibre,
il s'est plongé dans la routine du travail, accumulant les
heures supplémentaires pour ne pas rentrer déprimer chez
lui ou dans des hobbys absorbants le week-end pour éviter de ressasser
son malheur. Cela lui a partiellement réussi, son travail en trois
huit est épuisant, il peint des hélicos pour le plus gros
employeur de la région, un célèbre consortium franco-allemand.
Il range soigneusement les photos dans leur boîte, en se disant
qu'il devrait les mettre dans un album, les papiers dans le gros
dossier annoté ''permis'', jette un dernier
coup d'œil aux unes des journaux et se lève.
Il part dans son petit garage, accolé au pavillon pour se préparer.
Il ouvre la porte latérale de la Kangoo pour y charger le volumineux
carton entreposé depuis des jours dans un coin de la pièce.
De nouveau il est surpris par son étonnante légèreté,
il le porte avec précaution pour ne pas risquer d'endommager
le précieux contenu, les conséquences d'une rupture
accidentelle d'un seul des ''récipients'' pourraient
se révéler catastrophiques. Il le cale soigneusement dans
la voiture.
Il s'installe au volant, démarre, sort dans la rue tranquille
et part vers la sortie de la petite ville. Il traverse les nouveaux quartiers
pavillonnaires et les zones industrielles qui sont apparus à la
périphérie de l'ancienne cité, gangrenant
la campagne alentour, comme les métastases d'une tumeur
maligne dans des tissus sains. Il atteint la campagne, roule au milieu
des champs verdoyants des producteurs du foin local qui est paraît-il
d'une telle qualité qu'il en mérite une appellation
contrôlée !
Le paysage change bientôt, devient brutalement extraordinairement
aride, la vraie nature du terrain se dévoile quand on ne l'irrigue
pas artificiellement, des caillasses, des chardons et quelques plantes
mediterranéenes desséchées. Une petite voie d'accès
mène vers des hangars en tôles…voila l'aérodrome.
Il a commencé à apprendre à piloter il y a quelques
mois, après que Nadine soit partie, un vieux rêve qu'il
s'est décidé à réaliser, en espérant
que cela l'aide aussi à l'oublier. Il a opté pour
le pilotage d'un ulm, le coup et la complexité d'une
formation sur un avion classique l'ont vite découragé.
Il s'en félicite particulièrement aujourd'hui,
il n'aurait jamais pu réaliser son plan avec un avion ''normal'',
par contre les possibilités de vol lent en ulm, le fait que l'on
puisse voler directement au contact de l'air, sans l'entrave
d'aucun type de carenage ou de coque dessert parfaitement son but,
mieux, l'idée même n'a pu germer dans son esprit
que parce qu'il l'a immédiatement ''su'' réalisable
grâce à ce type d'appareil.
Il ouvre les portes du hangar, sort son ulm, un pendulaire acheté d'occasion
sur lequel il cumule déjà plusieurs dizaines d'heures
de vol et fait une visite ''prévol'' soignée,
c'est pas le moment de se permettre la moindre panne. Il descend
le carton de la voiture, l'ouvre et en extrait soigneusement le
sac plastique remplit par les cent mille fragiles capsules de verre contenant
le précieux liquide foncé, rougeâtre. Il l'arrime
avec du ruban adhésif sur le siège passager, l'ouverture
rapide qu'il a bricolé dirigée vers le bas, prête à déverser
le contenu en quelques secondes.
Cela lui a pris des mois pour les collecter, ce genre de chose ne se
trouve jamais en grande quantité au même endroit et il ne
voulait de toutes façons pas attirer l'attention, alors
il a sillonné les grandes villes dans un cercle de plusieurs centaines
de kilomètres, pendant ses heures de loisir.
Il observe le ciel, la météo semble parfaite, il a pour
une fois de la chance (de cocu, pense-t-il, évidemment), un anticyclone
super puissant est centré sur le pays, l'air est figé,
sans vent depuis des jours, d'ailleurs des alertes à la
pollution sont diffusées sur toutes les ondes mais Patrick s'en
soucie comme de sa dernière branlette (c'était il
y a si longtemps), mieux : il a bien l'intention d'en rajouter
une bonne louche de pollution, espère ! Il consulte sa montre,
le timing est parfait, c'est le moment d'y aller ! Pour la
première fois depuis longtemps il est presque heureux, l'action
le dope, l'adrénaline relâchée dans son organisme
lui procure une sensation d'excitation qu'il n'avait
plus ressentie depuis…des années en fait. Il se sent rajeunit,
il a l'impression d'être à nouveau quelqu'un,
d'être…utile en quelque sorte, malgré ce qu'il
se prépare à accomplir.
Il s'installe aux commandes, le moteur démarre au quart
de tour. Il roule en bout de piste, s'aligne et décolle
dans l'air calme.
Sa ''cible'' étant relativement proche
il commence par s'en éloigner pour prendre de l'altitude,
il ne doit pas se faire repérer et il lui faut monter assez haut
pour n'être ni vu ni entendu. Son moteur ronronne parfaitement,
il monte, monte, dans un air de plus en plus limpide au fur et à mesure
qu'il s'extrait des brumes générées
par l'humidité qui s'est dégagée pendant
le refroidissement nocturne du sol.
La visibilité devient fantastique, il distingue parfaitement les
sommets des montagnes encore recouvertes de neige à plus de cent
cinquante kilomètres de la. A plus de deux mille mètres
d'altitude il se met en palier et vire pour se diriger vers son
objectif. Il a un peu froid, c'est normal à cette hauteur
le thermomètre ne doit plus dépasser la dizaine de degrés.
Il décrit un grand cercle pour revenir vers l'aérodrome
en survolant sa cible parfaitement à la verticale. Pour s'assurer
le maximum de discrétion, encore loin de celle-ci, il coupe son
moteur et se laisse planer dans l'air calme. Le sifflement du glissement
de l'appareil dans l'air le remplit d'une telle joie
qu'il en rit béatement, comme un gamin heureux. L'objectif
est maintenant tout proche, confirmé par le gps qui lui indique
son rapprochement à la dizaine de mètres près, le
précieux appareil lui a aussi permis de vérifier la totale
absence de vent, ses capsules devraient pleuvoir droit vers le sol, malgré leur
faible masse la descente sera rapide, il a déjà perdu un
bon tiers de son altitude.
Il déchire l'ouverture du sac, en quelques secondes les
milliers de fragiles bulles de verre se déversent dans le vide.
Patrick continu tranquillement son plané vers l'aérodrome,
traversant le ciel discrètement…
°°°°°°°
Maurice Roumanille savoure un de ces moments de bonheur intense si fréquents
dans sa vie.
Il est vautré dans un fauteuil de cuir de sa limousine, une énorme
bagnole allemande rallongée surpuissante, 4x4, le genre de caisse
qui pourrait réduire n'importe quelle berline standard à l'état
de crêpe sans une égratignure. Il surveille Véronica
du coin de l'œil, sa ''secrétaire'' particulière
du moment, en fait une vraie pute, enfin une ''call girl'' comme
on dit de nos jours, hors de prix mais parfaitement esthétique,
pulpeuse, blonde évidemment comme presque toutes ces filles venues
de l'Est, dorée comme un croissant, des yeux verts de chatte…Maurice
a le droit de puiser à volonté dans le catalogue de l'agence
de ''mannequins'' de ses nouveaux associés
et il ne s'en prive pas. Pour le moment elle s'applique à doser
parfaitement son Mojito-fraise, puis elle lui tend son cocktail dont
il aspire une gorgée pour y goûter…Parfait, un délice…Il
lui lance un regard indulgent, presque reconnaissant…Une bonne
recrue pense-t-il, il pourrait bien se la garder une autre semaine…
Il se remémore avec plaisir le déroulement des événements
de ces derniers mois, sa première rencontre avec Kouraev. L'aspect
rébarbatif du colosse quand il est entré dans son bureau,
l'impression peu commode et même dangereuse qu'il dégageait
et que ne dissipaient pas ses manières affables extrêmement
polies, sa voix douce, sa diction posée et précise malgré un
accent slave marqué.
-''Monsieur…Roumanille'', il avait pris
le temps de relire son nom sur une carte de visite, ''vous étés
un des plus gros promoteurs du Sud-est et le groupe d'investisseur
que je représente vous a choisi pour réaliser notre nouveau
projet''.
Cela ressemblait tellement à un ordre que Maurice (Momo pour les
amis) s'était senti profondément insulté,
il avait eu envie d'envoyer paître le type mais il était
resté cloué dans son fauteuil, incapable de réagir,
totalement captivé par le charisme délétère
qui émanait du Russe.
Puis Kouraev en fin stratège, pour adoucir la brutalité de
son entrée en matière cita le chiffre du montant du projet
dans lequel ses ''clients'' souhaitaient investir
et Roumanille perdit toute velléité de protestation, il
se sentit même immédiatement disposé à trouver
Kouraev absolument sympathique…
''Il est essentiel que l'identité de mes…clients
reste secrète, ce sont des gens très riches et très…puissants, à la
moindre indiscrétion l'affaire vous sera retirée.
Vous devrez apparaître comme le maître d'œuvre
et le financier du projet, vous profiterez d'avantages en nature
illimités et vous toucherez un pourcentage substantiel…La
encore il cita un chiffre dont l'évocation des mois après
provoque un début d'érection à Roumanille.
Il se dit que vu leur rareté depuis quelques temps, le seul point
noir dans sa vie, autant en profiter. Il fait un geste éloquent à la
fille, (un des fameux avantages en nature), qui, docilement, s'agenouille
et entreprend de lui défaire la braguette…
Kouraev reprit : ''Il doit être clairement entendu
que pour une pareille somme aucun problème, aucun délai
ne peut être envisagé. Pire, un échec entraînant
des pertes financières importantes serait très mal perçu
par mes clients qui vous en tiendraient personnellement responsables
et qui réagiraient avec une extrême rigueur en prenant des
mesures définitives à votre encontre…Vous me comprenez
?''
La menace était claire et Roumanille n'en douta pas une
seconde, absolument réelle, mais pas une seconde il n'envisagea
de refuser une opportunité pareille…Il accepta sans un
remord.
''Cela va de soit'', répliqua t'il, ''mais
il n'y aura aucun problème, je vous le garantis…''
Et il a tenu parole, il a surmonté tous les obstacles qui se sont
présentés à lui et il a mené à terme
ce projet audacieux.
Pour cela il a du se mettre dans la poche les élus, de la municipalité à la
région en passant par le département, le préfet,
tous ceux avec qui il faut compter, composer, voire corrompre si nécessaire,
ou au contraire faire miroiter devant les plus vertueux les bénéfices à tirer
en terme de création d'emploi, de retombées économiques,
de nouvelles recettes fiscales pour les différentes collectivités…
Il a réussit à étouffer toute velléité d'opposition
de la part des paysans en rachetant leurs terres au prix fort, mais surtout
d'un groupuscule d'écolos utopistes qui prétendaient
(et qui faillirent) faire annuler le projet en invoquant la destruction
d'un des derniers biotopes caractéristiques de garrigue
provençale encore préservée, habitat d'espèces
rares, surtout une couleuvre et un lézard, ''de Montpellier'' le
serpent et ''ocellé'' le saurien, bestioles
menacées de disparition théoriquement hautement protégées
dont Roumanille se foutait comme de son dernier faisan d'élevage
massacré à la chasse…
Pour s'ôter cette épine écolo du pied il a
eu l'idée de faire appel à l'aide occulte de
Kouraev. Une nuit le siège de l'association écolo
fut mystérieusement cambriolé et incendié, toutes
les archives d'années de lutte partirent en fumée.
Les leaders du mouvement furent ''persuadés'' d'abandonner
l'action, succombant aux menaces diverses et intimidations sur
eux-mêmes ou leurs proches, le plus récalcitrant fut victime
d'un chauffard anonyme qui le laissa cloué sur un lit d'hôpital
plusieurs mois, les plus conciliants furent récompensés
par un Roumanille qui savait se montrer généreux. Ironie,
il rémunéra leur collaboration en les faisant bénéficier
de terrains constructibles à prix bradés dans le domaine…
Et le voici, en route vers l'inauguration officielle du ''développement'',
il va prendre la parole devant tous les officiels et surtout les centaines
d'acheteurs confirmés qui trépignent d'impatience
pour prendre possession de leur bien ou potentiels qui ont déjà versé des
acomptes substantiels. Le succès des préventes a été incroyable,
les clients se sont bousculés et affluent encore, persuadés
de réaliser un investissement hyper rentable.
Il adore ce moment de grâce ou il triomphe enfin après avoir
surmonté tous les obstacles, écrasé les opposants,
pompé les aides publiques, ou tout le monde s'est couché devant
lui, ou tous les notables se sont pliés pour réaliser ses
quatre volontés, ou il est célébré par toutes
ces larves comme étant un bienfaiteur de l'humanité.
Plus que quelques centaines de mètres et la Limousine franchira
le portail, gardé 24h sur 24 par des vigiles, du ''Domaine
des Garrigues'', un gigantesque lotissement clos, avec ses
commerces, sa place centrale, son boulodrome, une pseudo église
dominée par un genre de château au sommet d'une colline
artificielle, imitation délirante d'un village provençal
revisité par Disney. Bien sur pour garantir le confort des futurs
habitants les maisons sont parfaitement isolées, climatisées
pour résister aux chaleurs incommodantes de l'été,
insonorisées pour ne pas être agressés par le raffut
des insupportables cigales qui reviennent malgré l'aspersion
de tonnes d'insecticide sur les arbres. Par dessus tout pour leur éviter
tout risque de contact avec la population locale, toute une série
d'équipements de loisir ont été construits,
un parc d'attraction aquatique, des tennis, un centre équestre
et un immense golf 18 trous qui couvre le paysage de sa verdure éclatante,
remplaçant les chênes verts, le thym, le romarin et toutes
les plantes méditerranéennes. Il a fallu araser les collines
dont les roches ont servi à construire le piton central du ''village'',
détourner et pomper l'eau de la Durance qui coule en contrebas
pour créer un lac artificiel qui sert de réserve pour arroser
le golf, alimenter les piscines et une jolie petite rivière ou
on peut pêcher des truites…Tout ça a été implanté la,
entièrement créé de toutes pièces au milieu
de 550 hectares de pinède et de garrigue, en pleine campagne provençale
grâce à lui, Roumanille, à sa volonté, son
dynamisme…Il aperçoit le village en contrebas, le vrai,
ridicule en comparaison avec ses vieilles pierres, ses maisons entassées
autour des ruines d'un vieux château médiéval,
ses ruelles tortueuses inaccessibles en voiture…Il se marre :
cet abruti de maire a laissé construire ce machin sur ses collines
sans réaliser qu'il n'aurait évidemment plus
son mot à dire une fois le chantier commencé. Roumanille
est même parvenu à se faire tailler dans la colline une
toute nouvelle route plus directe, financée par le Conseil Général,
qui contourne le vieux village dont les habitants doivent se contenter
eux de la vieille départementale défoncée !
La Limo franchit le portail et s'engage sur la route en bitume
vert olive, (ça fait écolo) qui serpente au milieu du golf.
Des plantes locales et exotiques la bordent, savamment sélectionnées
et agencées par la star des paysagistes à la mode, composant
une nature ''sauvage'' sortie d'un film
de série ''B'' hollywoodien. Il baisse
les vitres de la voiture, demande au chauffeur-garde du corps serbe (un
autre cadeau de Kouraev) de rouler au pas afin d'admirer son œuvre,
il s'en lasse pas ! Il interrompt les essais infructueux de la
fille qui déployait pourtant des trésors de savoir faire,
il reconnaît son expertise, si elle n'arrive à rien
c'est qu'il a un vrai problème…Lui qui dégainait à volonté il
n'y a pas si longtemps…Il chasse cette pensée attristante
et redevient pratique, autant l'avoir assise et visible à coté de
lui, il adore susciter l'envie chez les autres et elle fait de
l'effet la garce ! Qu'elle lui serve au moins à quelque
chose…
Ils débouchent sur la place. Une foule joyeuse l'accueille,
la fête bat son plein, le champagne coule à flots, servit
par des filles de rêve qui ne parlent pas trois mots de français,
encore une attention de Kouraev…
Il se laisse descendre lourdement de la voiture, putain qu'est-ce
qu'il a pris ces derniers temps, il faudrait qu'il se surveille
un peu…
Mais pas aujourd'hui ! Il passe d'un groupe à l'autre,
serre les mains, se laisse coquettement complimenter, féliciter,
il fait le paon, Véronica pendue à son bras distribue des
sourires éblouissants. ''Elle a même de la classe
cette salope'' il pense aimablement. Il siffle coupe après
coupe de Dom Pérignon millésimé, décidemment
ce Kouraev sait vivre ! Il est aux anges…
''Un discours, un discours…''
Il monte sur l'estrade, toussote, lève la main pour réclamer
le silence, comme il est déjà un peu bourré ses
gestes sont lents, il sourit, tiens il se fait penser au Pape, ça
le fait marrer…
Les conversations finissent par s'éteindre, il attaque :
''Mes amis, merci d'être la si nombreux, c'est
un honneur…''
Une des premières boules puantes vient d'éclater
avec un ''pop'' gracieux sur son pupitre ! L'odeur
pestilentielle atteint presque instantanément ses narines, lui
provoque un haut le cœur…
Il lève des yeux incrédules vers l'assistance, croyant à une
mauvaise plaisanterie mais déjà la foule ondule, les gens
essayent d'éviter la pluie de petites sphères qui
leur tombe dessus, les écrasant du coup par terre à chaque
pas. Une odeur abominable commence à se répandre inexorablement…Puis
c'est la panique, tout le monde tentant de trouver un abris, les
plus sensibles déjà secoués de nausées, des
gerbes de vomit fusent tous azimuts, mêlant leur puanteur à celle
des sphères qui continuent de tomber sporadiquement. Roumanille
craque, il court dans tous les sens, tente de retenir les gens en proie à la
plus totale confusion, incapable de la moindre pensée cohérente.
Il cale au milieu de la place, lève les yeux vers le ciel, littéralement
stupéfait, la bouche béante…Une des dernières
boules pénètre jusqu'au fond de sa gorge, il s'étouffe,
essaye de la recracher mais il la croque par accident, l'odeur
se répand dans toute sa tête. Un jet surpuissant, mélange
de mojito-fraise, de petits fours, de champagne et de bile lui gicle
par tous les trous du visage, par la bouche, par les narines, il a même
l'impression qu'il lui en sort par les yeux en grosses larmes
acides…
Epilogue.
La place est maintenant désertée, tout le monde a fuit,
vaincu par la pestilence et les nausées. Le préfet lui
a promis entre deux hoquets d'enquêter, de trouver les coupables,
sans doute des activistes écolos, châtiment exemplaire ils
subiront, juste avant de lancer une ultime gerbe sur le pantalon Kenzo
et les Derby sur mesure de Roumanille. Il se dirige vers la Limousine
dans un état second, il pue le vomit mais ne s'en rend pas
compte, une goutte dans l'océan de puanteur qu'est
devenu le Domaine…Il est toujours secoué de nausées
douloureuses et stériles, son estomac totalement vidé depuis
longtemps. Véronica a disparu, il s'en fout, ce qu'il
veut c'est se barrer d'ici…Il se jette dans la voiture,
la porte se referme sur un colosse blond qui s'assied à coté de
lui en le poussant contre son clone qui attendait déjà installé sur
la banquette arrière.
''C'est quoi ce bordel ?'' Il essaye de
protester sans conviction mais il a déjà compris…Un
des colosses répond avec un accent caractéristique :
''Du calme Monsieur Roumanille, vous vous douter que monsieur
Kouraev veut vous parler…''
La Limousine démarre et l'emporte vers son destin…
Fin. |